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Eglise protestante de Genève
© Congerdesign – Pixabay
Pâques

Une présence, une parole, un souffle

Luc 24, 36-49

« Comme ils parlaient ainsi, Jésus fut présent au milieu d’eux et il leur dit : « La paix soit avec vous. » Effrayés, ils pensaient voir un esprit. Alors il leur dit : « Quel est ce trouble et pourquoi ces objections s’élèvent-elles dans vos cœurs ? Regardez mes mains et mes pieds : c’est bien moi. Touchez-moi, regardez ; un esprit n’a ni chair, ni os, comme vous voyez que j’en ai. » À ces mots, il leur montra ses mains et ses pieds. » Comme, sous l’effet de la joie, ils ne croyaient pas encore et comme ils s’étonnaient, il leur dit : « Avez-vous ici de quoi manger ? » Ils lui offrirent un morceau de poisson grillé. Il le prit et mangea sous leurs yeux. Puis, il leur dit : « Voici les paroles que je vous ai adressées quand j’étais encore avec vous : il faut que s’accomplisse tout ce qui a été écrit de moi dans la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes. » Alors il leur ouvrit l’intelligence pour comprendre les Écritures, et il leur dit : « C’est comme il a été écrit : le Christ souffrira et ressuscitera des morts le troisième jour, et on prêchera en son nom la conversion et le pardon des péchés à toutes les nations, à commencer par Jérusalem. C’est vous qui en êtes les témoins. Et moi, je vais envoyer sur vous ce que mon Père a promis. Pour vous, demeurez dans la ville jusqu’à ce que vous soyez, d’en haut, revêtus de puissance. »

La résurrection n’est pas un événement programmé, comparable au cycle des saisons. Ce n’est pas de la vie qui reprend, mais de la vie qui surprend ! La résurrection survient toujours par surprise, sans qu’on puisse vraiment savoir comment. Elle vient défaire la mort, mais sans en nier l’évidence. On ne sait finalement rien d’elle, sinon qu’elle nous ébranle dans nos certitudes comme dans nos habitudes et que la vie reprend ensuite dans une autre tonalité. 

Le seul moyen d’en parler, c’est d’en faire une histoire ! C’est en tout cas ce que les Évangiles enseignent et c’est pourquoi il importe de revenir encore et toujours aux récits qui ont porté la foi de la première Église. Ils sont essentiellement de deux ordres : ceux qui parlent du tombeau vide et ceux qui racontent comment le Ressuscité « s’est fait voir » à ses disciples. Le récit qui nous occupe appartient à cette deuxième catégorie – les récits d’apparition – et j’aimerais en souligner trois traits qui pourraient faire écho dans notre propre existence. La résurrection se raconte ici comme :

1. Une présence qui prend au sérieux nos ébranlements

2. Une parole qui éclaire l’Écriture

3. Un souffle qui donne d’être témoin

La présence : Luc condense en une seule journée une foule d’événements : au matin, il y a le tombeau vide avec la surprise des femmes et la parole des anges les invitant à se souvenir que Jésus leur avait annoncé sa mort et sa résurrection quand il était encore avec elles en Galilée. Puis, il y a les deux disciples sur la route d’Emmaüs, rejoints par Celui dont ils reconnaîtront l’identité au moment où il rompt le pain pour eux, non sans leur avoir d’abord expliqué les Écritures. 

Enfin, au soir de cette même journée, alors que tous les disciples sont rassemblés pour évoquer l’incroyable, Jésus se tient soudain au milieu d’eux. Rien d’autre n’est dit, sinon qu’il est là, et sa première parole est pour leur donner la paix. Cette parole est devenue depuis une salutation liturgique : « La paix soit avec vous ». Quand Dieu se tient au milieu de nous, c’est d’abord pour nous donner sa paix. Or, ce qui arrive, c’est tout le contraire : tous sont paniqués, car ils croient voir un fantôme, comme celui qu’ils avaient déjà cru voir un jour lorsque Jésus était venu à eux marchant sur les eaux (Mc 6,49).

Cet écart entre la paix donnée et le trouble qui peut nous habiter vaut la peine qu’on s’y arrête. Jésus prend au sérieux le désarroi de ses amis. Il les fait parler, il les fait raconter leurs doutes, exactement comme sur la route où il demandait tout à l’heure aux deux compagnons de lui raconter de quoi ils parlaient en marchant. Ce que fait la présence du Christ ressuscité, c’est nous donner la parole pour raconter ce qui nous fait mal, ce qui nous inquiète, ce que nous ne comprenons pas. Ne nous arrive-t-il pas de penser que notre foi n’est qu’une illusion, que cette histoire de résurrection n’est qu’un leurre inventé parce que nous ne supportons pas que la mort ait le dernier mot ? Ne nous arrive-t-il pas de désespérer, en constatant que ce que nous croyons ne nous aide pas vraiment à vivre autrement que « les autres qui n’ont pas d’espérance » (1 Th 4,13) ?

Et voilà qu’une voix vient s’insinuer dans notre trouble, une voix qui dit juste ce que nous avons besoin d’entendre dans ces moments-là : « c’est moi ! », « c’est bien moi ! ». Ce sont les mots des êtres aimés, de nos familiers, quand ils rentrent à la maison ou qu’ils nous téléphonent. Ils savent qu’ils n’ont pas besoin d’en dire plus, parce que ce « moi », c’est forcément eux ! Mais dans notre récit, quand le Christ prononce ces deux mots – ego eimi – il faut les entendre à une autre profondeur encore. Non plus simplement « c’est moi », mais « Je suis » qui est le Nom même de Dieu depuis la révélation à Moïse au buisson ardent.

« Je suis », c’est la manifestation de la vie dans son dynamisme et sa plénitude, de la vie qui était, qui est et qui vient. Ce « Je suis », c’est la vie de Dieu qui, en Jésus, a tout vécu de notre vie, qui s’est blessée à l’indifférence et au rejet des humains, et qui en est morte. Mais, sur cette vie-là, Dieu a posé son sceau, son oui, en la ressuscitant d’entre les morts. Pour dire que la vie qui est vécue ainsi, la vie qui est libre et qui donne tout, est une vie qui peut traverser la mort sans que la mort ne la détruise; elle continue d’être vivante et présente à travers l’absence. C’est pour faire comprendre à ses disciples qu’il s’agit bien de la même vie, de sa vie et pas d’une nouvelle, que le Ressuscité montre ses mains et ses pieds de crucifié; c’est pour cela qu’il demande qu’on le touche et qu’il réclame même à manger. 

Autant d’indices qui renvoient au fait que Luc écrit pour des Grecs qui sont marqués par une anthropologie dualiste et qui croient uniquement à l’immortalité de l’âme. Or, dans la mentalité sémitique, l’être humain reste un et ce qui ressuscite, c’est l’intégralité de la personne dans sa capacité de relation, pas seulement l’âme. Affirmer que le Ressuscité a un corps, c’est affirmer que sa présence n’est pas une vue de l’esprit ! Elle est bien réelle, la preuve, c’est qu’elle a produit une communauté de croyants appelés à devenir corps de cette présence dans le monde. La résurrection n’est pas une autre vie; c’est la vie telle que nous la vivons, avec tout son poids d’angoisse et d’échecs, mais aussi de joie et de promesses, qui passe dans le grand oui de Dieu. Et c’est maintenant déjà que nos vies passent dans l’Amen du pardon et de l’amour divins chaque fois que nous nous laissons faire.

Mais la résurrection n’est pas seulement une présence qui vient soigner la crainte ou la désespérance, elle est aussi une parole qui relie pour nous l’Écriture. L’Écriture peut rester longtemps lettre morte, si quelqu’un ne nous prend pas par la main pour nous emmener dans le texte en faisant vivre les mots que nous n’avions pas entendus.

Alors nous voici mystérieusement conduits à l’expérience d’une rencontre qui change notre regard et nous redonne l’élan de marcher autrement dans nos vies.

« Il leur ouvrit l’intelligence pour comprendre l’Écriture » (Lc 24,45). Le Ressuscité relit maintenant l’histoire de la Passion avec ses disciples, il fait des liens entre ce qu’il leur avait dit et ce qui est écrit dans les textes de la Bible juive; c’est quasiment une étude biblique qu’il leur offre là ! Pour leur faire voir que tout ce qui s’est passé a un sens, que cela va dans le même sens que la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes. Que sa vie est venue mettre de la chair autour de ces paroles annoncées du fond des siècles.

La mention des psaumes est intéressante quand on sait combien les Évangélistes ont truffé leur récit de la Passion de citations des psaumes. Ce dont nous ne nous rendons pas assez compte, c’est que l’Évangile est au fond une sorte de midrash, un commentaire à la manière rabbinique qui déploie la parole prophétique jusqu’à lui donner un corps et un visage venus habiter notre histoire pour y mourir et y ressusciter. Beaucoup de paroles de Jésus sont à lire en écho à des paroles plus anciennes, telles le fameux « Je suis » dont j’ai déjà parlé. Et, quand le Christ dit comme ici « c’est moi », comment ne pas entendre qu’il s’agit de la même Présence que celle qui a accompagné l’histoire d’Israël et qui, chez Esaïe en particulier, s’annonce toujours comme un « Me voici » qui raconte la fidélité de Dieu, dans sa volonté d’être toujours et encore présent à son peuple malgré les écarts et les révoltes de celui-ci ? « Je me suis laissé rechercher par ceux qui ne me consultaient pas, je me suis laissé trouver par ceux qui ne me cherchaient pas, j’ai dit : « Me voici, me voici » à une nation qui n’invoquait pas mon nom » (Es 65,1 ; 52,6 et 58,6-9).

Jésus, comme Messie, est venu remplir de sa vie ce « Me voici ». Il en est mort, mais il vit maintenant à jamais à travers le témoignage de ceux qui croient que cette histoire est vraie et qui réorientent leur vie au pardon de Dieu. Reste le souffle donné pour devenir témoins de résurrection. Le Christ annonce ici la Pentecôte à venir. « Je vais envoyer sur vous ce que mon Père a promis » (Luc 24, 49). Les disciples ne sont pas abandonnés à leurs seules ressources personnelles, mais ils peuvent compter sur l’Esprit-Saint, sur ce Souffle du dedans qui leur donnera de parler juste, de trouver les paroles qui touchent le cœur, qui racontent comment la plus grande détresse peut devenir le terreau de la plus grande bénédiction.

Le dernier conseil du Ressuscité à ses amis est un conseil de sagesse : « Pour vous, demeurez – restez assis ! – dans la ville jusqu’à ce que vous soyez vêtus de puissance d’en-haut » (Luc 24, 49). Il faut d’abord rester assis pour assimiler la bouleversante nouvelle du salut. La résurrection demande du temps pour faire son chemin dans l’épaisseur et l’opacité de nos vies. Il faut en apprivoiser l’étrangeté, la laisser traverser nos objections et nos résistances avant que nous puissions nous mettre à raconter ce qui s’est passé pour nous dans cette histoire.

Si nous nous taisons, rien n’arrive vraiment, ni pour nous, ni pour le monde. Mais, si, à la suite de tant d’autres, nous nous risquons à entrer dans cette histoire, alors il se pourrait bien que nous soyons ressuscités, remis en route par cela même que nous racontons, par ce mystère de la résurrection qui continue de nous arriver comme présence, comme parole et comme souffle.

Extrait « Une parole au vif de l’humain »