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Eglise protestante de Genève
© Gordon Johnson – Pixabay
Jésus marche sur les eaux

Un appel qui donne une portance

Matthieu 14, 22-33

« Aussitôt Jésus obligea les disciples à remonter dans la barque et à le précéder sur l’autre rive, pendant qu’il renverrait les foules. Et, après avoir renvoyé les foules, il monta dans la montagne pour prier à l’écart. Le soir venu, il était là, seul. La barque se trouvait déjà à plusieurs centaines de mètres de la terre ; elle était battue par les vagues, le vent étant contraire. Vers la fin de la nuit, il vint vers eux en marchant sur la mer. En le voyant marcher sur la mer, les disciples furent affolés : « C’est un fantôme », disaient-ils, et, de peur, ils poussèrent des cris. Mais aussitôt, Jésus leur parla : « Confiance, c’est moi, n’ayez pas peur ! »

S’adressant à lui, Pierre lui dit : « Seigneur, si c’est bien toi, ordonne-moi de venir vers toi sur les eaux. » – « Viens », dit-il. Et Pierre, descendu de la barque, marcha sur les eaux et alla vers Jésus. Mais, en voyant le vent, il eut peur et, commençant à couler, il s’écria : « Seigneur, sauve-moi ! » Aussitôt, Jésus, tendant la main, le saisit en lui disant : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? » Et quand ils furent montés dans la barque, le vent tomba. Ceux qui étaient dans la barque se prosternèrent devant lui et lui dirent : « Vraiment, tu es Fils de Dieu ! »

Ce « Viens ! » contient tout le mystère de notre condition de croyants. Ce qui nous constitue en effet dans notre être profond, c’est que nous sommes appelés, appelés par Celui qui se tient en avant de nous, là où nous n’osons pas poser les pieds, là où nous redoutons d’aller. Dès lors, une seule chose importe, un seul impératif nous rencontre, que l’épitre aux Éphésiens résume ainsi : « Accordez votre vie à l’appel que vous avez reçu. » (4,1). C’est d’ailleurs l’étymologie même du mot « Église » qui est la communauté des « appelés ».

Matthieu met en évidence moins l’autorité de Jésus sur les éléments naturels que la figure du disciple qui est ici résumée sous le terme de « mini-croyant » (v.32).

Pierre en effet, tout Pierre qu’il soit, apparaît comme la figure de celui qui à la fois croit et ne croit pas. Il voudrait croire, mais il y arrive si peu ! Et c’est en ce sens qu’il nous représente, dans nos élans comme dans nos retraits de foi ! Nous aussi, nous voudrions être dans la confiance et nous y arrivons si peu ! Nous aussi, nous sommes fascinés par le désir de croire et en même temps partagés, divisés, écartelés, exactement comme les disciples démunis dans leur barque agitée par le vent ou, comme dans l’épisode précédent, désemparés devant la foule qui a faim. Mais voici que nous sommes invités à faire un pas de plus.

Jésus, voyant le désarroi des disciples devant ce fantôme qu’ils ne reconnaissent pas, entre dans le besoin de Pierre qui demande une preuve pour croire : « Si c’est bien toi, ordonne-moi de venir vers toi sur les eaux. » (v.28). Il y a dans cette demande toute la vérité de notre fragile foi ! Et Jésus lui dit : « Viens ! ». Il prend donc Pierre là où il est, il entend là où il en est à ce moment-là de son histoire et c’est de là qu’il l’appelle.

Dieu nous prend exactement là où nous en sommes, pas là où nous souhaiterions être ou pensons devoir être. Comme le dit Maître Eckhart : « Dieu est le Dieu du présent. Tel il te trouve, tel il te prend et t’accueille, non ce que tu fus, mais ce que tu es maintenant. » (Instructions spirituelles 12)

Nous avons souvent l’impression qu’il faut des préalables pour croire. Nous imaginons toutes sortes de conditions : être plus disponible intérieurement et extérieurement, trouver un peu de paix, mettre à jour nos pensées, etc. Or, ce ne sont que des alibis et des faux-fuyants. En réalité, nous manœuvrons pour ne pas entrer en matière. L’illusion, c’est de penser que nous serons prêts un jour. Or, nous ne serons jamais prêts, nous ne serons jamais comme nous imaginons devoir être. Il vaut donc mieux laisser là nos objections et notre idéal de perfection et nous mettre à écouter ce que la vie est en train de nous raconter, en nous souvenant que ce qui compte, ce ne sont pas nos échecs ou nos réussites, ni même nos efforts, mais bien le désir, la faim que nous avons de trouver Dieu.

Ce qui compte, c’est de regarder à lui, c’est d’entendre l’appel. Et d’ailleurs, tant que Pierre se laisse porter par le regard de Jésus et par la voix qui l’appelle, il avance sur les eaux, il progresse à travers ce qui est instable.

Le juste mouvement, c’est d’avancer en regardant à celui dont la voix nous porte, dont la présence est porteuse, quelles que soient les vagues qui risquent de nous submerger par moment dans nos existences.

Nous avons été créés pour être tournés vers Dieu. Comme les tournesols qui enchantent la campagne au début de l’été, nous sommes faits pour la lumière, nous sommes vivants quand nous sommes orientés à celui qui nous a créés. Maître Eckhart a encore une très belle image quand il souligne que nous sommes des adverbes du Verbe, le préfixe ad- signifiant en latin « tourné vers ». Oui, nous sommes faits pour être tournés vers Dieu.

Mais il arrive que nous prenions une mauvaise tournure et qu’au lieu de rester théocentrés nous devenions égocentrés. Le péché – celui qu’on appelle « originel », parce qu’il nous traverse de part en part depuis l’origine -, c’est ce fléchissement, ce gauchissement de notre orientation ; c’est un défaut dans la posture, c’est quand nous perdons de vue notre orient -la présence de Dieu qui à la fois nous aime et nous aimante- et que nous nous retrouvons du côté de l’ombre, seuls avec nous-mêmes.

Si nous réfléchissons bien, le malheur arrive toujours quand nous nous prenons pour la mesure de toutes choses, quand nous rapportons tout à nous-mêmes et que nous ramenons la réalité à ce que nous en percevons émotionnellement.

Tant que Pierre est relié à Jésus par la confiance, il avance, mais, au moment où il se laisse fasciner par le vent, il se met à couler ! Il perd pied, parce qu’il ne voit plus que ce qui le menace et la peur prend en lui toute la place.

On dit volontiers d’une émotion qu’elle nous submerge, à la manière d’une vague précisément ! Il suffit parfois d’un mot maladroitement lâché, d’un geste, d’un regard blessant ou encore d’une attente déçue et on perd le souffle, on perd pied, on perd le nord. Il y aussi les événements plus graves, les blessures plus profondes comme la mort ou la maladie. Nous savons les uns et les autres que la vie ressemble souvent à une mer battue par les vents. Toute la question est de savoir ce que nous faisons de ce qui nous arrive.

On ne peut rien contre le vent, on ne peut rien contre les vagues. On peut par contre choisir sa posture. On peut perdre son énergie à s’agiter et à lutter contre ou on peut se laisser porter en saisissant la main qui se tend à travers la difficulté. On peut rester centré sur soi, mais on peut aussi en toute humilité entrer dans le cri de Pierre : « Seigneur, sauve-moi ! ». On peut choisir entre l’égocentrisme et le théocentrisme, entre regarder à soi et regarder à Dieu. Dès lors qu’on s’en remet à lui, on cesse d’être seul, d’être à soi-même sa propre référence et on respire déjà un peu mieux !

Si l’on en croit notre récit, la délivrance nous vient du Christ. C’est lui qui nous tire des eaux menaçantes du repli sur nous-mêmes pour nous tourner à nouveau vers Dieu.

Il ne s’agit pas de prendre la vie du Christ comme modèle, mais de « faire fructifier ce qu’elle annonce » (Maurice Bellet). Et ce qu’elle annonce, c’est la puissance de la résurrection, c’est la victoire de la vie sur la mort. Là où le Christ se trouve, les eaux se calment, la tempête finit par s’apaiser, parce que lui ne s’est jamais laissé séparer de son Père par les vents contraires, parce qu’il a toujours et en toutes choses regardé à Dieu d’abord, parce qu’il est resté dans l’appel qu’il avait reçu.

Or, c’est ce lieu du Christ qu’il nous faut rejoindre en nous, ce lieu d’unité et de paix où nous devenons avec lui des fils et des filles de Dieu, car ce lieu-là est le lieu de notre humanité dans sa juste posture : tournée vers Dieu et vers les autres, puisque le premier n’est jamais sans les seconds.

Quand nous sommes dans ce lieu-là, nous pouvons resurgir comme sujets de notre existence et marcher sur notre peur plutôt que de nous laisser submerger par elle, parce que c’est là qu’il nous est donné d’entendre la parole que les disciples affolés ont entendu dans leur nuit : « Confiance, c’est moi, n’ayez pas peur ! » (v.27). Il faudrait dire littéralement : « Calmez-vous, « Je suis », n’ayez pas peur ! »

Or, « Je suis », c’est le nom mystérieux que Dieu a révélé à Moïse au buisson ardent, ce nom imprononçable que Jésus est venu habiter de son visage pour nous en révéler la proximité et la profondeur. Ce nom est en nous comme la racine vive de nos existences, il nous repose de nous-mêmes et de nos vaines angoisses. Il nous désincarcère de notre moi rivé à lui-même pour nous élargir vers la confiance en un Autre que nous-mêmes. Ce nom est en nous comme une petite veilleuse qui veille sur nous – le plus souvent à notre insu – et nous souffle la vie possible au travers même de ce qui l’empêche.

Extrait « Une parole au vif de l’humain »