Un père qui prend des risques
Cette prédication a été proposée par le théologien Andreas Dettwiler, dimanche 30 mars 2025 à la cathédrale Saint-Pierre, dans le cadre de la série de prédications de la période de Carême – « En chemin vers Pâques – Les oiseaux du ciel – la grâce divine, parlons-en ».
Luc 15, 11-32
11Il dit encore : « Un homme avait deux fils.
12 Le plus jeune dit à son père : “Père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir.” Et le père leur partagea son avoir.
13 Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout réalisé, partit pour un pays lointain et il y dilapida son bien dans une vie de désordre.
14 Quand il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans l’indigence.
15 Il alla se mettre au service d’un des citoyens de ce pays qui l’envoya dans ses champs garder les porcs.
16 Il aurait bien voulu se remplir le ventre des gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui en donnait.
17 Rentrant alors en lui-même, il se dit : “Combien d’ouvriers de mon père ont du pain de reste, tandis que moi, ici, je meurs de faim !
18 Je vais aller vers mon père et je lui dirai : Père, j’ai péché envers le ciel et contre toi.
19 Je ne mérite plus d’être appelé ton fils. Traite-moi comme un de tes ouvriers.”
20 Il alla vers son père. Comme il était encore loin, son père l’aperçut et fut pris de pitié : il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers.
21 Le fils lui dit : “Père, j’ai péché envers le ciel et contre toi. Je ne mérite plus d’être appelé ton fils…”
22 Mais le père dit à ses serviteurs : “Vite, apportez la plus belle robe, et habillez-le ; mettez-lui un anneau au doigt, des sandales aux pieds.
23 Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons,
24 car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé.” « Et ils se mirent à festoyer.
25 Son fils aîné était aux champs. Quand, à son retour, il approcha de la maison, il entendit de la musique et des danses.
26 Appelant un des serviteurs, il lui demanda ce que c’était.
27 Celui-ci lui dit : “C’est ton frère qui est arrivé, et ton père a tué le veau gras parce qu’il l’a vu revenir en bonne santé.”
28 Alors il se mit en colère et il ne voulait pas entrer. Son père sortit pour l’en prier ;
29 mais il répliqua à son père : “Voilà tant d’années que je te sers sans avoir jamais désobéi à tes ordres ; et, à moi, tu n’as jamais donné un chevreau pour festoyer avec mes amis.
30 Mais quand ton fils que voici est arrivé, lui qui a mangé ton avoir avec des filles, tu as tué le veau gras pour lui ! ”
31 Alors le père lui dit : “Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi.
32 Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé.” »
Prédication – Un père qui prend des risques
Que signifie « croire en Dieu » ? Est-ce que cela signifie que nous devons par exemple admettre de manière littérale que Jésus a réussi à marcher sur les eaux du lac de Tibériade, sachant que cela est parfaitement impossible selon les lois de la physique ? Devons-nous admettre que Jésus est né sans qu’il y ait eu de rapports sexuels entre ses parents – une naissance donc tout à fait improbable d’un point de vue biologique ? Autrement dit : est-ce que « croire en Dieu » signifie avant tout admettre la réalité d’un monde qui n’a rien à voir avec nos expériences quotidiennes, un monde tout autre, à la manière d’un roman de Harry Potter où les choses invraisemblables arrivent ? Est-ce que nous devons nous imaginer Dieu et le Christ comme des grands magiciens qui, d’un coup de baguette magique, réalisent des « trucs » invraisemblables et nous offrent ce à quoi nous avons toujours aspiré ? Un miracle, une révélation qui tomberait directement du ciel et qui nous permettrait enfin de croire – au moins un tout petit peu ?
Ou bien « croire en Dieu » est-il encore autre chose ? Raphaël Picon, théologien français qui est décédé trop tôt il y a quelques années, a formulé la question de Dieu de la manière suivante : Dieu est cette force qui croit en nous. Et puisque Dieu est cette force qui croit en nous, elle nous permet de croire aussi aux autres, et de croire aussi en nous-mêmes. « Croire » ne serait donc pas avant tout l’adhésion à un ensemble d’affirmations religieuses plus ou moins difficiles d’accès, voire incompréhensibles, mais un geste de confiance élémentaire.
« Croire » signifierait ainsi avoir confiance un en Dieu qui, de manière inconditionnelle, met sa confiance en nous. Se mettre sur le chemin de la foi signifierait ainsi apprendre à avoir confiance en l’autre et en nous-mêmes parce que nous avons fait l’expérience d’un Dieu qui met sa confiance en nous, et cela sans attendre en amont quoi que ce soit de notre part. Pour donner un langage à cette expérience, les anciens ont parlé de « grâce », ce mot très beau qui, dans la langue française, a gardé plusieurs significations du terme grec charis (χάρις), à savoir charme, beauté, mais aussi générosité, bienfait, don. En grec, il signifie aussi reconnaissance, gratitude. Amazing grace, diraient les anglophones.
Prenons maintenant notre petite histoire de famille que nous venons d’entendre. Elle est bien connue sous le nom « la parabole du fils prodigue ». C’est une histoire à la fois simple et compliquée. Tout est de l’ordre du possible dans ce récit que Jésus raconte à ses contemporains. Rien ne nous amène vers un monde tout autre, un monde hors de notre portée où il y aurait des dieux, des anges et des démons. Pas de coup de baguette magique où les choses et les gens se transforment et rentrent dans l’ordre on ne sait pas exactement comment et pourquoi. Mais une histoire de famille compliquée qui fait apparaître un triangle relationnel explosif – une histoire triangulaire entre un frère cadet assoiffé de liberté et d’indépendance, un frère aîné rongé par la colère et la jalousie, et enfin un père qui, par tous les moyens, essaie de tenir ensemble le système familial qui est en train d’éclater. Une histoire donc qui nous paraît bien familière. Ça arrive, ce genre de situation, sommes-nous tentés de dire. Une histoire qui, à première vue, n’a rien d’extraordinaire ou d’extravagant. Et pourtant ! Regardons un peu de plus près.
Un fils demande à son père de lui accorder sa part d’héritage anticipé : « Père, donne-moi la part de la fortune qui me revient ! ». Selon le droit juif en vigueur au 1er siècle de notre ère, une telle demande était envisageable, même si elle était plutôt déconseillée. Pourquoi cette réticence du droit juif de l’époque ? En fait, en agissant ainsi, le père se rendait dépendant du bon vouloir de ses enfants – une situation que l’on essayait d’éviter dans la mesure du possible. La confiance en nos propres enfants c’est bien, mais garder le contrôle sur sa propre situation financière est encore mieux, surtout à l’âge avancé, n’est-ce
pas ? Quel est le comportement du père dans notre histoire ? La seule chose que le texte nous dit, c’est que le père répond favorablement à la demande de son fils, même s’il n’est nullement obligé d’un point de vue juridique. Il laisse partir son fils en toute liberté, pour qu’il trouve son propre chemin. Pour le reste, le texte reste silencieux – et c’est précisément ce silence qui est évocateur et qui nourrit notre imaginaire. Pourquoi le père a-t-il agi ainsi, en toute liberté ?Était-il bouleversé d’émotion lors du départ de son fils ? lui a-t-il donné de bons conseils ? Nous ne le savons pas.
La grande aventure de la vie autonome du fils peut commencer ! Mais son projet de vie tourne rapidement au cauchemar. Tout d’abord, le jeune homme n’arrive pas à gérer sa fortune. Le texte reste pourtant discret à ce sujet. La majorité des traductions françaises parlent d’une vie dans la « débauche », mais le texte grec dit simplement : « sans espoir de salut ». La quasi-totalité des commentateurs ont pensé que le jeune homme s’est amusé excessivement avec des filles de nuit. C’est possible – mais attention : cette information nous vient seulement par le fils aîné qui, plus tard dans le récit, va ainsi disqualifier son frère à l’égard du père : « …quand ton fils, celui-ci qui a bouffé ton bien avec des prostitués, est revenu, tu as égorgé pour lui le veau gras ».
Mais retournons à l’histoire compliquée du fils cadet ! Celui-ci n’a pas de chance : non seulement il n’arrive pas à gérer correctement son héritage, il a encore la malchance de subir une « grande famine dans la région ». Responsabilité individuelle et circonstances accidentelles s’entremêlent et font que sa vie est désormais en danger. Pour sauver sa peau, il accepte le boulot le plus déshonorant qui soit, à savoir « faire paître les cochons » – pas vraiment le rêve d’un jeune homme autrefois bien fortuné issu d’un milieu juif.
C’est à ce moment-là que le jeune homme entreprend un deuxième voyage, un voyage de l’introspection. Très souvent, on a voulu voir dans cette célèbre scène d’introspection l’exemple parfait de la conversion religieuse. Mais est-ce que c’est vraiment le cas ? Comme un commentateur l’a dit à juste titre, ce n’est pas sa mauvaise conscience, mais sa faim qui le pousse à rentrer (Wolfgang Harnisch) ! Ou pour le dire avec un proverbe de l’ancien Israël : « un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort ! » (Qohéleth 9,4) ! Pour préparer la rencontre avec son père, le jeune homme invente un monologue qui frappe par sa lucidité et son réalisme, pour ne pas dire son opportunisme : « Combien d’ouvriers de mon père ont du pain en abondance, tandis que moi, à cause de la famine, je suis perdu. J’irai vers mon père et lui dirai : “Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils ; traite-moi comme l’un de tes ouvriers !” ».
Le monologue du jeune homme est révélateur de son image de Dieu et de son père. Il voit en Dieu – le « ciel » est une image classique pour désigner Dieu – le principe qui régit et qui garantit le bon ordre des choses et les bonnes relations entre les humains. Transgresser le bon ordre établi par Dieu signifie selon le fils prodigue « pécher contre le ciel ». Mais pourquoi le fils se reconnaît-il aussi coupable à l’égard de son père ? Contrairement à ce que nous imaginons aujourd’hui, ce n’est pas une histoire de morale individuelle – sa vie en
« débauche » –, mais un problème d’assurance vieillesse (AVS) du père. En fait, en dilapidant son héritage, le fils n’est plus en mesure de s’occuper du bien-être matériel de ses parents – une obligation pourtant fondamentale à une époque où les assurances de vieillesse obligatoires n’existaient pas encore ! Le fils n’a donc pas respecté un devoir élémentaire du droit juif, à savoir celui d’« honorer son père et sa mère » – devoir qui fait partie des dix commandements.
Mais le jeune homme affamé, en s’approchant de la maison de son père, n’a pas le temps de prononcer son discours soigneusement élaboré – le geste d’accueil du père le précède : « Alors qu’il était encore loin, son père le vit et il fut pris de miséricorde et, après avoir couru, il se jeta à son cou et le couvrit de baisers » ! Puis, le père donne l’ordre de préparer à toute vitesse une fête somptueuse. Tous les détails du récit sont ici significatifs et mettent en lumière le comportement extravagant, voire excessif du père, débordant d’amour à l’égard de son fils retrouvé : dans le monde du Proche-Orient antique, un père, figure d’autorité, ne « court » pas, mais marche de manière posée ! Ensuite, le père ordonne à ses serviteurs de sortir la « première » robe pour la donner à son fils retrouvé. Il s’agit éventuellement de la robe du fils que le père a gardé dans l’espoir secret de son retour. La bague donnée au fils est un symbole de pouvoir qui était normalement donné au fils aîné lors de la mort du père. Les sandales font du fils de nouveau un homme libre, puisque seuls les esclaves ne portaient pas de sandales. Il n’y a aucun doute : par tous ses gestes, « le père tient donc à réintégrer pleinement son fils dans la famille » (François Bovon). Le père n’offre donc pas seulement une nouvelle vie au jeune homme affamé ; il est aussi pleinement réinstauré dans sa filialité.
Tout est maintenant prêt pour que la fête puisse commencer. Mais notre récit ne s’arrête pas là. Il comporte une deuxième histoire, celle de la réaction du fils aîné, rongé par la colère et la jalousie. Il se présente lui-même comme un modèle de fidélité et de loyauté à l’égard de son père et il est profondément scandalisé par le comportement excessif de son père à l’égard de son frère :
« Voici tant d’années que je te sers (comme un esclave) et jamais je n’ai transgressé un ordre de toi, et à moi, jamais tu n’as donné un bouc afin que je fasse la fête avec mes amis. Mais quand ton fils (– quelle manière surprenante de parler de son frère !), celui-ci qui a bouffé ton bien avec des prostitués, est revenu, tu as égorgé pour lui le veau gras ». Quel étrange paradoxe ! En insistant sur sa fidélité et sa loyauté indéfectibles à l’égard du père, il coupe tous les liens avec son frère cadet et se montre ainsi infidèle à son égard. A première vue, nous sommes tentés de construire un contraste important entre le fils cadet et le fils aîné. Il est vrai que leur style de vie est diamétralement opposé. Pourtant, les deux frères se ressemblent étrangement. Les deux ont ceci en commun qu’ils représentent, chacun à sa façon, un projet de vie qui a échoué, une vie empreinte d’infidélité : le frère cadet puisqu’il s’est montré infidèle par rapport à son obligation de garantir la sécurité matérielle de ses parents ; le frère aîné puisqu’il s’est montré incapable de renouer un lien d’amitié et de fraternité avec son frère.
Et le comportement du père ? Contrairement à ses deux fils, il est fidèle dans son rôle de père. Mais en étant fidèle à lui-même, il prend beaucoup de risques. Tout d’abord, il est prêt à perdre son fils puisqu’il le laisse partir sans autre. Ensuite, il est prêt à se mettre dans un rapport de dépendance à l’égard de son fils puisqu’une partie de son capital vieillesse est en jeu. Enfin, le père se montre fidèle à l’égard de ses deux fils puisqu’il essaie, par tous les moyens, de tenir ensemble le système familial qui risque d’exploser. Comment est-ce qu’il essaye de tenir ensemble la famille ?
La réponse paraît simple, mais elle s’avère infiniment difficile dans la pratique : il investit sans compter dans des relations humaines, sans aucune attitude moralisatrice, sans même savoir si son investissement portera des fruits. La ténacité de son amour suit une tout autre logique qu’une logique de la menace ou une logique d’un épicier de type « tu me donnes, je te donne ». Amazing grace…
La fin de l’histoire reste ouverte. Nous ne savons pas si le fils aîné s’est laissé persuader par les explications de son père. C’est à nous, à vous, de trouver une réponse…
Je reviens au début de ma méditation. Qui est Dieu et que signifie « croire en Dieu » ? Vous l’avez peut-être remarqué : Dieu n’apparaît nulle part de manière directe dans notre récit. Les paraboles de Jésus ont ceci de particulier qu’elles annoncent Dieu sans parler de Dieu. C’est un langage entièrement profane, non-religieux. Et pourtant, notre récit tout entier est saturé par l’expérience d’un Dieu qui vient et qui se manifeste d’une tout autre manière que ce que nous avons imaginé. Comme Raphaël Picon a dit : Dieu est cette force qui croit en nous. Quoi qu’il arrive et qu’elles que soient les circonstances de vie dans lesquelles nous nous trouvons.
Je souhaite évoquer un dernier élément qui me tient à cœur. Notre parabole du fils prodigue – mais il faudrait proposer un autre titre à ce récit célèbre – n’a pas pour but de simplement nous transmettre une information, qu’elle soit culturelle, religieuse ou théologique. Elle ne veut pas avant tout informer, mais travailler sur nous – travailler sur notre perception de Dieu, de nous-mêmes et de nos relations avec nos proches. Elle nous invite à changer notre regard sur nous-mêmes et les autres. La grâce dont notre texte parle – cette amazing grace – veut agir sur nous, elle veut nous mettre en mouvement, elle nous invite à une vie cohérente et responsable. Le chemin de la confiance est un chemin de la foi à l’égard de Dieu et un chemin de l’amour à l’égard du prochain. Martin Luther, à la fin de son célèbre traité « De la liberté du chrétien », a décrit ce chemin de la manière suivante – et c’est avec ces paroles du réformateur allemand que j’aimerais terminer mon message :
« […] un chrétien ne vit pas en lui-même, mais dans le Christ et dans son prochain, dans le Christ par la foi, dans son prochain par l’amour : par la foi il s’élève au-dessus de lui-même en Dieu, de Dieu il redescend en-dessous de lui-même par l’amour, et demeure cependant toujours en Dieu et en l’amour divin, comme le dit le Christ, [dans l’évangile de] Jean 1 : « Vous verrez désormais le ciel ouvert et les anges monter et descendre au-dessus du Fils de l’Homme ». Vois, telle est la véritable liberté chrétienne, la spirituelle, qui libère le cœur de tout péché, loi et commandement et qui dépasse toute autre liberté comme le Ciel dépasse la Terre. Que Dieu nous donne de bien la comprendre et la conserver, AMEN. »
Amen.
Note : Les textes des prédications présentées dans le cadre de la série ‘Prédication de la semaine’ sont susceptibles d’avoir été légèrement adaptés au présent support (site Internet) et à l’audience de ce dernier. Les adaptations restent mineures et n’affectent en rien le sens de la prédication originale.
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