Le cep et le sarment
Prédication sur l’Évangile selon Jean (15,1-8)
« Je suis le vrai cep, et mon Père est le vigneron.
Tout sarment qui est en moi et qui ne porte pas de fruit, il le retranche ; et tout sarment qui porte du fruit, il l’émonde, afin qu’il porte encore plus de fruit.
Déjà vous êtes purs, à cause de la parole que je vous ai annoncée.
Demeurez en moi, et je demeurerai en vous. Comme le sarment ne peut de lui-même porter du fruit, s’il ne demeure attaché au cep, ainsi vous ne le pouvez non plus, si vous ne demeurez en moi.
Je suis le cep, vous êtes les sarments. Celui qui demeure en moi et en qui je demeure porte beaucoup de fruit, car sans moi vous ne pouvez rien faire.
Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors, comme le sarment, et il sèche ; puis on ramasse les sarments, on les jette au feu, et ils brûlent.
Si vous demeurez en moi, et que mes paroles demeurent en vous, demandez ce que vous voudrez, et cela vous sera accordé.
Si vous portez beaucoup de fruit, c’est ainsi que mon Père sera glorifié, et que vous serez mes disciples. »
Prédication – Le cep et le sarment
Vous en conviendrez : dans la Bible il y a des textes plus compliqués que celui-ci. L’image de la vigne est simple, parlante même pour le citadin que je suis et pourtant elle est à certains égards assez dérangeante. Quand le Seigneur affirme : « en-dehors de moi, vous ne pouvez rien faire », c’est un peu rude, non ? Ou encore « si quelqu’un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors », ça ne semble pas très ouvert et accueillant comme perspective ! Où est l’ouverture, le pardon, la gratuité ? Cela semble très exclusif.
Une manière de penser qui a fait assez de mal à travers les siècles quand l’Église prétendait détenir à elle seule les clefs du succès, du bonheur, du salut. Pour le pasteur que je suis, qui essaie d’être particulièrement attentif aux aspirations des personnes qui sont en recherche, distantes de l’Évangile ou peu habituées à nos assemblées, ce texte ne semble pas m’aider à offrir une lecture moderne, ouverte et tolérante.
Alors pour mieux comprendre ce texte, il faut déjà se souvenir qu’il fait partie, avec les chapitres 14 à 17, de ce qu’on appelle les « discours d’adieu ». Un genre littéraire connu dans le Judaïsme où un illustre personnage livre son testament spirituel avant de mourir. Mais ce qu’il est encore intéressant de noter c’est que le verset (Jn 14.31) qui précède directement notre passage dit : « Levons-nous et partons d’ici…. ». On peut donc penser que ce discours d’adieu se terminait initialement au chapitre 14 ,et que c’est dans un deuxième temps qu’un autre rédacteur aurait cru bon d’ajouter un complément aux paroles d’adieu du Christ. Et cela parce que la situation de la première communauté johannique avait évolué. Pendant des décennies, les chrétiens d’origine juive ont pu être à la fois des disciples du Christ et membres de la synagogue. Or cela ne devient plus possible ; les disciples du Christ se font chasser des synagogues. Il devient urgent pour eux de se situer, de savoir à qui ils se rattachent. La question est cruciale !
La phrase « en-dehors de moi, vous ne pouvez rien faire » qui semblait si exclusive à première lecture pose de fait la question du lien que le disciple veut garder avec le Christ. Si le disciple n’est plus attaché au Christ, comme le sarment au cep, sa mission perd son sens. Et je pense que, dans un contexte très différent, c’est un vrai défi pour nous aussi. Parfois, en Église, nous doutons et, devant la difficulté présente de partager notre foi, face à l’opposition ou à l’indifférence, nous avons tendance à croire que si nous diluons le message de l’Évangile, si nous le séparons de la figure même du Christ pour le rapprocher de toute autre forme de cheminement spirituel, il sera plus audible et compatible avec le mode de pensée actuel. Mais l’Évangile sans le Christ est-il encore l’Évangile ? Ce texte nous invite à réfléchir à notre attachement à la figure du Christ !
En travaillant ce texte d’un peu plus près, on peut également remarquer que, malgré son caractère apparemment assez sec et tranchant, il ne remet pas en cause l’universalité de l’amour de Dieu en faisant de Dieu un Dieu qui n’aurait d’yeux que pour ses rares élus. Non ! J’en veux pour preuve le verset 4 qui dit : « Demeurez en moi, comme je demeure en vous ». Demeurez est à l’impératif, c’est une injonction, une demande ; alors que « comme je demeure en vous », est une constatation, une affirmation !
Autrement dit : quoiqu’il arrive, indépendamment de nos actions ou du fruit que nous portons (de notre capacité à répondre à cette injonction de demeurer auprès de Dieu), Dieu, lui, demeure à nos côtés, qu’on le veuille ou non, qu’on le remarque ou non ! Et tout d’un coup ce texte devient extrêmement ouvert et généreux. Il n’est plus enfermant, mais au contraire ouvre des horizons !
Voilà la promesse que le Christ nous offre : il demeure à nos côtés quoiqu’il arrive ; mais alors se pose une autre question : comment faire de cette présence non pas un carcan, un poids encombrant, mais un soutien ? La foi, et c’est – je crois – ce qu’on a la joie de découvrir à travers l’Évangile, ne doit jamais être comprise comme quelque chose qui risquerait de limiter notre liberté. Dieu nous veut libres, au risque même de nous laisser souvent nous égarer. Il ne pilote pas notre vie à notre place. Mais en même temps la foi, notre foi, pour pouvoir porter du fruit, ne peut pas reposer que sur elle-même ou sur notre seule personne ou aptitudes. Comme un sarment loin du cep ne peut recevoir la sève qui seule peut l’amener à porter du fruit, de même notre foi ne peut pas voler de ses propres ailes mais doit rester attachée à ce qui la nourrit.
Vous aurez remarqué l’insistance du verbe « demeurer ». Il intervient neuf fois entre le verset 4 et le verset 7 ! Ce n’est pas un hasard ou une faute de style ; c’est un thème central de la théologie johannique, qui aujourd’hui nous rejoint : comment ma vie, qui risque de partir dans toutes les directions, qui est soumise à tant d’influences diverses, peut-elle rester attachée à la figure du Christ, enracinée dans l’Évangile ?
On peut aisément constater aujourd’hui que ce qui a servi pendant très longtemps de lien social, d’attachement, s’est fragilisé : les liens familiaux, l’attachement à la culture, à un parti politique, à l’Église. Ce n’est pas forcément un mal, mais cela change la donne et fragilise notre enracinement. On le voit avec les démarches spirituelles qui peuvent très bien se vivre désormais sans un attachement à une institution, à une tradition. C’est l’indice, positif, d’un plus grand brassage d’idées, mais comporte, à l’inverse, le risque de se perdre, de ne plus savoir qui on est.
Il ne s’agit pas alors de faire de Dieu un Dieu omnipotent et jaloux et qui voudrait nous garder attachés à lui de manière exclusive, mais de réfléchir au besoin que nous avons d’avoir un port d’attache ; ce lieu où nous savons que nous appartenons … à l’image du Fils prodigue de la parabole qui sait qu’il peut revenir vers son Père, car là sera toujours sa place.
Aujourd’hui plus que jamais, le risque est grand que nous soyons ballotés par tous les vents du monde, manipulés, désinformés. Paul, au 1er siècle déjà, mettait ses contemporains en garde sur la nécessité de savoir à quoi nous voulons nous rattacher quand il écrit ces mots aux Ephésiens : « Ainsi nous ne serons plus des enfants, ballottés, menés à la dérive à tout vent de doctrine, joués par les hommes et leur astuce à fourvoyer dans l’erreur. » Il ne s’agit pas de restreindre son ouverture d’esprit, loin de moi cette idée ; nous devons garder un esprit ouvert, curieux, prêt à se laisser surprendre et non pas toujours brossé dans le sens du poil, comme le font les réseaux sociaux et leurs algorithmes, mais d’oser l’ouverture d’esprit parce que nous nous savons rattachés à quelque chose qui nous tient. Et cela me fait penser à cet épisode de Tintin dans « On a marché sur la lune ». Le capitaine Haddock ayant dépressurisé la fusée, les passagers flottent dans l’air. Tintin les appellent alors à se tenir fermement au moment de réenclencher le système. Pour les Dupond/t qui se tenaient l’un à l’autre, plus dure en fut la chute ! Autrement dit, je ne peux être en même temps le sarment qui porte du fruit et le cep qui me nourrit. J’ai besoin d’être tenu, soutenu, porté, nourri par plus grand que moi.
On peut alors jouer sur la peur ou la nostalgie et prêcher une forme de retour en arrière : famille, église, patrie. Il faudrait retrouver, en chassant tout ce qui est différent, une forme d’unité, d’identité qui nous rattacherait ; mais cela ne me semble qu’une forme de populisme de bas étage. Aujourd’hui, d’un point de vue politique ou social, il est urgent de redéfinir une forme de projet commun, de pacte qui nous lie autour des valeurs démocratiques qui sont menacées. Et probablement que la guerre en Ukraine nous en rappelle l’urgence.
D’un point de vue spirituel, lorsque je souligne l’importance d’être rattaché au cep, je ne suis pas en train de revenir à la formule (qui a fait tant souffrir les protestants) du « extra ecclesiam, nulla salus », autrement dit en-dehors du cadre institutionnel de l’Église, pas moyen d’accéder à une vie en vérité. Certes non ! Il ne s’agit pas pour une institution quelle qu’elle soit de vouloir prétendre avoir je ne sais quel monopole en matière de spiritualité ou d’accès à Dieu. Le Christ seul est notre cep. Nous avons appris combien nous pouvions être enrichis par l’ouverture à l’autre, par la découverte d’autres manières de penser ou de croire ; mais en même temps pour pouvoir prendre ce risque de l’ouverture, il faut savoir quel est notre port d’attache, sinon l’autre – celui qui est différent et me questionne – fait peur et l’on se renferme dans une attitude d’exclusion et de rejet. Quand une communauté sait ce qu’elle croit, elle est capable d’accueillir avec souplesse et bienveillance ceux qui ne peuvent pas formuler leur quête spirituelle dans les mêmes termes. Il en va de même plus largement avec la société : une société qui sait quelles sont ses valeurs et ses attaches peut faire preuve de souplesse et d’accueil.
En fait, notre texte doit se lire aussi avec les versets qui suivent pour en mesurer la portée. En effet, au verset 13 on peut lire : « Nul n’a d’amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime. » « Se dessaisir », autrement dit oublier qui on est, oublier ce qu’on croit pour aller à la rencontre de l’autre et être enrichi par lui. On peut le faire, on a tout à gagner à le faire, mais pour le faire, il faut se savoir rattaché à une souche ferme !
Aujourd’hui, il ne s’agit plus de prétendre au caractère exclusif de la foi chrétienne, mais de rappeler notre conviction profonde que seul le Christ et sa Parole peuvent véritablement nourrir notre vie et la rendre solide et fructueuse. Ce n’est en effet que si nous restons attachés au Christ, fidèles à sa Parole que notre vie pourra donner toute sa plénitude ! …même si nous savons au moment même où nous le disons, que jamais nous n’y parviendrons vraiment !
Bien sûr, l’Esprit du Christ souffle où il veut et comme il veut, et personne ne peut le contraindre ou le canaliser. L’Esprit du Christ est par définition plus grand que la compréhension que nous pouvons nous en faire. Il peut donc toucher n’importe qui indépendamment du lien que celui-ci peut avoir avec le Christ. Cela dit, il est important de nous souvenir de tout ce que nous avons à gagner à rester attachés au cep qu’est le Christ, à rester abreuvés à la source qu’est son Esprit.
Mais être attachés au Christ, ce n’est pas être comme un chien qui est attaché à sa niche par la laisse, frustré de ne pas pouvoir vagabonder à sa guise. Jamais la foi ne réduit notre horizon et notre liberté, c’est tout le contraire ! Nous sommes libres ! Être attachés au Christ, c’est recevoir l’assurance que partout où nous allons, le Seigneur est avec nous. Être attachés au Christ, comme le sarment au cep, loin d’être vécu comme une limitation, est à comprendre comme une libération. Parce que je suis centré sur l’essentiel, attaché au Christ, nourri à la sève de son Esprit, alors je peux prendre des risques, prendre le risque d’aller à la rencontre de l’autre, prendre le risque de vivre, de me perdre et d’aimer tout simplement.
Amen