« Je n’ai pas perdu un seul de ceux que tu m’as confiés »
Prédication proposée par le cardinal et archvêque d’Alger, Jean-Paul Vesco, lors de la célébration œcuménique du dimanche 19 janvier 2025 à la cathédrale Saint-Pierre.
Jean 18, 9
« Je n’ai perdu aucun de ceux que tu m’as confiés »
Prédication
Lorsque l’on est nommé évêque, on a la chance de pouvoir choisir une devise. D’une certaine manière, cette devise donne comme une couleur, une tonalité, un programme pour le diocèse dont on reçoit la charge.
Lorsque j’ai été nommé archevêque d’Alger, une parole s’est imposée à moi pour dire mon désir profond, ma prière pour notre diocèse et pour la façon dont je voulais en être le pasteur : Je n’ai perdu aucun de ceux que tu m’as confiés. C’est cette parole que j’ai choisi de commenter aujourd’hui.
Cette parole habite le cœur de Jésus dès l’origine. On la retrouve à quatre reprises dans l’évangile de Jean et il la transmet comme un commandement à ses apôtres au début de leur vie d’apôtres. À travers eux, c’est à chacun de nous qu’elle est livrée en forme de commandement !
Cette parole a ceci de particulier qu’elle découvre une terre nouvelle ; elle est un fondement de l’unité ; elle est missionnaire et elle oblige à un agir concret.
Cette parole découvre une terre nouvelle
Il existe des correspondances fondatrices entre l’ancien et le nouveau testament. Nous savons par exemple que le récit de la Pentecôte, où l’annonce de la bonne nouvelle du Salut est entendue par chacun dans sa langue maternelle en dépit de la multiplicité des langues, résonne comme un antidote au récit de la tour de Babel où les hommes voulaient, par l’uniformisation, la standardisation, s’assurer par eux-mêmes leur pouvoir et leur salut en construisant une tour qui rejoindrait le ciel.
Il en est de même pour cette phrase de Jésus : Je n’ai perdu aucun de ceux que tu m’as donnés. Il convient de la mettre en regard de la réponse de Caïn à la question de Dieu après le meurtre d’Abel : Caïn, où est ton frère Abel ? Caïn répond : Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? (Gn 4, 9-11)
La parole de Jésus, Je n’ai perdu aucun de ceux que tu m’as donnés, s’inscrit en antidote de la réponse vénéneuse de Caïn : Suis-je le gardien de mon frère ? Nous sentons-nous vraiment gardien de nos frères et de nos sœurs ? Autrement bien sûr qu’en croyant savoir mieux qu’eux comment ils ou elles devraient se comporter, agir… surtout à vrai dire pour ne pas nous contrarier, nous déranger, ne pas troubler nos certitudes.
Ne perdre aucun de ceux qui nous sont donnés, c’est effectivement se reconnaître investi d’une responsabilité sur nos frères et sœurs, mais pas d’un pouvoir ! Chacun.e demeure infiniment libre. Il y a en chacun de nous une part d’inconnaissable à laquelle Dieu seul a accès. Jésus lui-même reconnaît n’avoir perdu aucun de ceux qui lui ont été donnés, sauf le fils de perdition (Juda) afin que l’Écriture fut accomplie (Jn 17, 12). Vouloir n’en perdre aucun ne se fait pas au détriment de la liberté de la personne. Il se peut toujours, aussi douloureux soit-il, qu’étant allé au bout de ce qui était possible, il faille laisser aller son frère ou sa sœur à son destin…
Au fond, je suis le gardien de mon frère ou de ma sœur dans la seule mesure de l’amour que j’ai pour lui ou pour elle. Être le gardien de son frère ou de sa sœur n’est qu’une question d’amour, tout le reste n’est que poudre aux yeux. Entrer délibérément sur ce chemin-là, c’est devenir une créature nouvelle. S’engager ensemble sur ce chemin, c’est découvrir une terre nouvelle !
Cette parole est un fondement de l’unité
Cette terre nouvelle est une ; elle ne peut être qu’une ; son unité est sa nouveauté. C’est en cela que la parole de Jésus est fondement de l’unité. Les blessures contre l’unité nous font rester sur les rives de l’ancien monde, et ces blessures sont nombreuses. Nous les vivons douloureusement au sein de nos communautés, entre nos Églises.
Pourtant, Jésus nous dit que cette exigence de l’unité, que tous soient un, n’est pas pour le seul bien-être de notre communauté chrétienne. Notre unité, celle qui nous vient de l’unité entre Jésus et son Père, dans l’Esprit, est missionnaire. Elle est signe du Royaume. Elle est le préalable à toute parole kérygmatique :
C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres que tous reconnaitrons que vous êtes mes disciples. (Jn 13, 35)
Cette parole est missionnaire
Toute la question est de savoir qui sont les personnes qui nous sont données ?
Pour un évêque, une première et insuffisante réponse s’impose : les membres du diocèse dont la charge lui a été confiée. Pour des parents, leurs enfants. Pour des responsables de communautés, les membres de leur communauté. Pour des personnes en situation de responsabilité professionnelle, leurs subordonné.e.s. Mais on touche immédiatement aux limites de cette énumération. La réponse à la question de Dieu à Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ?, ne s’enferme dans aucune limite, c’est une question sans frontière !
Il nous faut revenir à la parabole du bon samaritain racontée par Jésus au légiste qui lui posait la question en forme de piège : Mais qui est mon prochain ? À la fin de la parabole, Jésus renvoie au légiste sa question avec un léger déplacement qui change tout :
Lequel de ces trois, à ton avis, s’est montré le prochain de l’homme tombé aux mains des brigands ? (Lc 10, 36)
Mon prochain est celui dont je me fais proche. Celui qui m’est donné est celui auquel je suis prêt à me donner. Il me faut pour cela opérer un déplacement, tenter au moins un peu de me mettre à sa place, de me glisser dans sa peau, dans sa culture, dans son histoire personnelle, avec l’infinie délicatesse de celui qui ne sait pas à priori, qui se déchausse avant de fouler une terre sacrée.
Dès lors, toute personne, quelque soit son origine et sa religion, est susceptible d’être regardée comme un frère, une sœur qui m’est donné.e et que je ne dois pas perdre. C’est la marque propre des disciples du Christ de ne connaître aucune frontière !
Cette parole oblige à un agir concret
Concrètement que cela signifie-t-il que de ne pas perdre ceux qui nous sont donnés ? Dans la bouche de Jésus s’adressant à son Père, c’est assez clair :
Ils ont reconnu que tout ce que tu m’as donné vient de toi ; car les paroles que tu m’as données, je les leur ai données, et ils les ont vraiment accueillies et ils ont vraiment reconnu que je suis sorti d’auprès de toi, et ils ont cru que tu m’as envoyé. (Jn 17, 7-8)
Les apôtres ont cru à l’incroyable et à cause de cela ils n’ont pas été perdus, sauf le fils de perdition.
Mais pour nous ? Que signifie concrètement cette parole ? Il appartient à chacun de répondre à cette question.
Pour ma part, je sais que je cours le risque de perdre ceux qui me sont confiés chaque fois que je ne me rends pas présent aux membres isolés, malades de notre communauté diocésaine ; chaque fois que je n’accorde pas assez d’attention aux personnes qui frappent à la porte de l’Église avec crainte et tremblement mais habités d’une vraie soif ; chaque fois que je rencontre pour le deuxième fois une personne et que j’ai oublié son nom, peut-être même son visage et ce que nous nous sommes dit « parce que je rencontre tellement de monde » ; chaque fois que je passe à côté d’une rencontre parce que cela ne va jamais de soi d’aller à la rencontre ; chaque fois que dans mon cœur j’ai préjugé mon frère ou ma sœur, que je ne lui ai pas donné un à priori de bienveillance ; chaque fois… ; chaque fois…
Vouloir ne perdre aucun de nos frères et sœurs en Église, en humanité, relève d’une folle ambition, garantit une folle aventure évangélique. Et je me prends à rêver d’une Église, notre unique Église en toutes ses confessions, où chacun, chacune, aurait vraiment le souci de son frère et de sa sœur, gratuitement, par pur amour. Aucun doute, l’évangile serait annoncé au monde !
Note : Les textes des prédications présentées dans le cadre de la série ‘Prédication de la semaine’ sont susceptibles d’avoir été légèrement adaptés au présent support (site Internet) et à l’audience de ce dernier. Les adaptations restent mineures et n’affectent en rien le sens de la prédication originale.
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