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Eglise protestante de Genève
Bible ouverte

De la grâce de Dieu… et de ses relais

Cette prédication a été proposée par le pasteur Ion Karakash, dimanche 9 mars 2025 à la cathédrale Saint-Pierre, dans le cadre de la série de prédications de la période de Carême – « En chemin vers Pâques – Les oiseaux du ciel – la grâce divine, parlons-en ».

Luc 16,1-8 et Jean 20,19-23

16 Jésus dit aussi à ses disciples : Un homme riche avait un économe, qui lui fut dénoncé comme dissipant ses biens.
Il l’appela, et lui dit : Qu’est-ce que j’entends dire de toi? Rends compte de ton administration, car tu ne pourras plus administrer mes biens.
L’économe dit en lui-même : Que ferai-je, puisque mon maître m’ôte l’administration de ses biens? Travailler à la terre ? je ne le puis. Mendier ? j’en ai honte.
Je sais ce que je ferai, pour qu’il y ait des gens qui me reçoivent dans leurs maisons quand je serai destitué de mon emploi.
Et, faisant venir chacun des débiteurs de son maître, il dit au premier: Combien dois-tu à mon maître ?
Cent mesures d’huile, répondit-il. Et il lui dit : Prends ton billet, assieds-toi vite, et écris cinquante.
Il dit ensuite à un autre: Et toi, combien dois-tu ? Cent mesures de blé, répondit-il. Et il lui dit : Prends ton billet, et écris quatre-vingts.
Le maître loua l’économe infidèle de ce qu’il avait agi prudemment. Car les enfants de ce siècle sont plus prudents à l’égard de leurs semblables que ne le sont les enfants de lumière.

Jean 20, 19-23

19 Le soir de ce jour, qui était le premier de la semaine, les portes du lieu où se trouvaient les disciples étant fermées, à cause de la crainte qu’ils avaient des Juifs, Jésus vint, se présenta au milieu d’eux, et leur dit : La paix soit avec vous !
20 Et quand il eut dit cela, il leur montra ses mains et son côté. Les disciples furent dans la joie en voyant le Seigneur.
21 Jésus leur dit de nouveau : La paix soit avec vous! Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie.
22 Après ces paroles, il souffla sur eux, et leur dit : Recevez le Saint Esprit.
23 Ceux à qui vous pardonnerez les péchés, ils leur seront pardonnés; et ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus.


Prédication – De la grâce de Dieu…. et de ses relais

 Si vous êtes renvoyé par votre maître pour mauvaise gestion, falsifiez les reconnaissances de dette de ses débiteurs pour vous faire des amis qui vous accueilleront quand vous serez sans ressources.

Voilà ce que semble recommander Jésus dans sa parabole du gérant malin… et malhonnête. Il n’est pas étonnant que ses adversaires aient tiré parti d’un tel enseignement pour se gausser de lui ou l’accuser de détourner le peuple du droit chemin !

Les théologiens chrétiens en furent d’ailleurs tout aussi embarrassés par la parabole et cherchèrent à l’interpréter de manière à la rendre moralement plus acceptable. Certains y ont vu une mise en garde ironique, comme si Jésus invitait ses disciples à se méfier des affaires de ce monde : Ne vous en mêlez pas, car ce monde est trop habile, bien trop malin pour vous !

D’autres l’ont lue comme une incitation à semer la zizanie dans le monde des affaires : si chacun se mettait à falsifier les comptes, ce serait bientôt la gabegie. L’ensemble des relations commerciales risquerait de s’effondrer, stratégie originale pour provoquer la fin du règne de Mammon, l’argent-dieu !

Mais si Jésus a plus d’une fois souligné la fascination dangereuse que peut exercer l’argent sur les humains, il n’a jamais proposé de le supprimer, pas plus qu’il n’a appelé ses disciples à se retirer du monde : bien au contraire, il n’a cessé de les envoyer sur la place publique.

Comment comprendre alors l’histoire de ce gérant que son maître félicite d’avoir falsifié les reconnaissances de dette de ses débiteurs pour s’en faire des amis et en être accueilli le jour où il se trouverait en difficulté ?

J’entrevois deux pistes d’explication, qui d’ailleurs se complètent l’une l’autre.

En temps de crise, on a tendance à durcir les règles du jeu : on baisse les salaires, on licencie, imposant à cinq le travail accompli jusque-là par six ou dix. Ou bien on impose aux débiteurs des taux d’intérêt accrus. Autrement dit, on fait peser sur les plus faibles le poids de la crise. Celle-ci ne peut dès lors que s’aggraver, poussant certains dans la misère et d’autres à la révolte.

De ce point de vue, l’attitude du gérant de la parabole est exemplaire en ceci qu’il n’a pas choisi, lorsqu’il s’est trouvé en difficulté, de prendre à la gorge les débiteurs de son maître pour essayer de se tirer lui-même d’affaire : il ne les a pas menacés de poursuites judiciaires ni accablés de surplus d’intérêts qu’il eût pu détourner à son propre profit . Au contraire, il a choisi d’alléger les dettes de ceux qui partageaient sa situation précaire, quitte à aggraver son propre cas aux yeux de son maître – et de la loi ! En jouant la carte de la solidarité, il a créé des liens avec ceux qui, comme lui, étaient dans l’épreuve, plutôt que de les dresser contre lui au risque d’accroître encore leur détresse… et la sienne.

Ce premier essai d’explication en induit un second, où il en va de la justice.

Dans nos places publiques, les statues de la justice la représentent d’ordinaire les yeux bandés et tenant à la main une balance : c’est qu’elle est censée être aveugle pour ne pas faire acception de personne. Quant à la balance, elle vise à un équilibre qui se veut ‘juste’ : un ‘juste’ rapport entre dette et réparation, entre faute commise et sanction, entre erreurs du passé et perspectives d’avenir… Et c’est ainsi que le passé d’un justiciable devient aussi son passif.

Mais la justice telle que la conçoit l’Évangile est à l’opposé d’une balance : tandis que cette dernière tend à l’immobilité, elle cherche, au contraire, à remettre l’humain en mouvement en allégeant le poids de son passé afin qu’il puisse reprendre son chemin vers son possible avenir, sa potentielle vie nouvelle. La balance fige, alors que la justice de l’Évangile s’apparente à un tremplin qui fait rebondir !

Notez toutefois que dans la parabole, les dettes ne sont pas simplement niées ni effacées, comme si le passé n’avait plus d’importance : les reconnaissances de dette ne sont pas supprimées, mais réduites, en sorte que les débiteurs du maître n’en soient pas enchaînés à jamais par le passif de leur passé. En ce sens, la justice de l’Évangile n’est pas aveugle, elle ne se bande pas volontairement les yeux : au contraire, c’est une justice aux yeux ouverts qui perçoit parfaitement les fautes et les failles de l’humain et qui les prend en compte, mais de manière à lui permettre de vivre avec elles sans se trouver coincé devant les deux impasses également pernicieuses du désespoir de soi qui paralyse ou d’une illusoire perfection qu’il devrait atteindre pour être enfin en règle aux yeux de Dieu et des humains.

Si on identifie le maître de la parabole à Dieu, on comprend alors qu’il ait félicité son intendant pour sa manière surprenante d’agir plutôt que de le réprimander : ce gérant a fait le bon choix, le choix d’une justice où les relations humaines prévalent aux calculs et aux rendements et où l’avenir de quelqu’un n’est pas grevé d’avance par ses fautes ou ses faillites passées.

Pour mettre en évidence la pleine portée de ce choix, j’aimerais insérer ici un autre texte des évangiles : le message que Jésus ressuscité adressa à ses disciples le soir de Pâques, d’après l’évangéliste Jean, lorsqu’il leur apparut alors qu’ils étaient réunis toutes portes closes par crainte des Juifs. Leur maître venant d’être condamné par le Sanhédrin, le Conseil supérieur des Juifs, et crucifié sur l’ordre de Pilate, ne risquaient-ils pas de subir le même sort que lui ?

Paix à vous ! leur dit Jésus. Et, leur montrant ses mains et ses flancs transpercés, il ajouta : Paix à vous ! Comme le Père m’a envoyé, je vous envoie aussi. Recevez l’Esprit-saint ! Si vous pardonnez les péchés de certains, ils leur seront pardonnés ; si vous les leur retenez, ils leur seront retenus (Jean 20,19-23).

Après leur avoir communiqué la paix de Dieu et insufflé l’Esprit, Jésus, le soir de Pâques, envoyait ainsi ses disciples dans le monde en témoins de sa résurrection, en relayeurs de la paix de Dieu. Et la responsabilité qu’il leur confiait impliquait un changement radical d’attitude face au péché, un choix dont le texte grec de l’évangile suggère par un subtil détail de formulation qu’il ne se réduit pas à une simple alternative : ou bien – ou bien. Retenir les péchés ou les pardonner ne sont pas de même nature, ce que l’évangéliste souligne en recourant à deux temps différents des verbes retenir et pardonner pour qualifier le choix que Jésus remettait aux disciples : pour le pardon des péchés, Jean conjugue le verbe pardonner (ou relâcher) dans un temps du verbe grec (l’aoriste) qui évoque une action unique et achevée, tandis qu’à propos de retenir les péchés, il fait usage du présent qui indique quelque chose de durable ou de répétitif. C’est comme si Jésus leur disait : Si vous relâchez, si vous pardonnez les péchés de certains, ils leur seront pardonnés ; (mais) si – comme on l’a toujours fait et comme on a toujours tendance à le faire – vous les retenez, ils leur seront retenus…

D’un côté, l’enchaînement habituel, ‘naturel’, de la faute et du jugement, de la culpabilité et de la sanction qui se perpétue ou qui recommence, comme toujours… Mais c’est une tout autre issue que Jésus suggérait à ses disciples, une issue originale, innovante, qui brise le cercle perpétuel du péché et de ses conséquences : l’irruption soudaine, imprévisible, de la grâce, le pardon (ou relâchement) des péchés qui entraîne l’être humain dans un mouvement de vie, l’élan de la paix du Ressuscité vainqueur du mal et de la mort, l’élan de l’Esprit divin qui poursuit l’œuvre du Créateur !

Ces paroles de Jésus diffèrent ainsi profondément de celles qui leur ressemblent dans l’évangile de Matthieu ; paroles dont l’Église a usé, voire abusé parfois, en s’érigeant en juge des âmes et des consciences :
Tout ce que vous lierez sur terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous délierez sur terre sera délié dans le ciel. (Matthieu 18,18 ; cf.16,19)

En Matthieu, il s’agit d’un pouvoir remis aux disciples – ou à Simon-Pierre personnellement -, leur autorité terrestre d’Église étant en quelque sorte scellée et pérennisée par l’autorité céleste.

Mais dans l’évangile de Jean, au soir de Pâques, il en va de tout autre chose : non d’un pouvoir, mais d’une mission, d’une responsabilité confiée aux disciples qui fait écho et donne suite à la résurrection de Jésus, leur maître ; parce que la résurrection peut et qu’elle devrait même se refléter dans les relations humaines en les renouvelant, allégées de leur surpoids de péché.

C’est cela, la grâce de Dieu dont Jésus témoignait en paroles et en actes tout au long de sa vie et dont il appela ses disciples, le soir de Pâques, à être les relais pour attester la résurrection. La possibilité d’une vie nouvelle affranchie, non du péché lui-même, des dettes ni des débiteurs, mais de leur pesanteur excessive, facteur d’inertie. Les disciples étaient conviés à contribuer ainsi à l’œuvre de l’Esprit de Dieu en l’être humain, qui ne le transfigure pas instantanément en ange parfait et infaillible, comme par miracle, mais le libère, le dénoue de ses sentiments d’échec et d’incapacité pour qu’il puisse donner sens à son temps, à ses jours à venir. Roulant au nom du Ressuscité la lourde pierre des dettes, des fautes et des faillites passées de quelqu’un, les disciples étaient ainsi en mesure – je dirais même : ils avaient pour mission – de lui ouvrir un avenir de vie parmi ses semblables en humanité et en imperfection.

La paroisse de Saint-Pierre a retenu cette année comme thème des prédications du temps de Carême la grâce de Dieu. En ce premier dimanche du Carême qui sur les traces de Jésus nous aimante à l’aube de la Résurrection, l’Évangile nous invite à prendre à notre tour le relais de ses disciples comme agents de la grâce divine pour que la paix reçue du Ressuscité se propage, transmise et partagée : Paix à vous ! Comme le Père m’a envoyé, je vous envoie aussi ! Recevez l’Esprit-saint! Si vous libérez certains de leur pesanteur de péchés, ils en seront libérés….


Note : Les textes des prédications présentées dans le cadre de la série ‘Prédication de la semaine’ sont susceptibles d’avoir été légèrement adaptés au présent support (site Internet) et à l’audience de ce dernier. Les adaptations restent mineures et n’affectent en rien le sens de la prédication originale.

Clause de non-responsabilité :
Les prédications présentées dans le cadre de la série ‘Prédication de la semaine’, ainsi que les idées et opinions qui y sont exprimées, sont celles de leurs auteur.e.s, et ne reflètent pas nécessairement les positions de l’Église protestante de Genève (EPG). Le contenu et les idées présentés dans chaque prédication engagent la seule responsabilité de son auteur.e, et n’engagent pas la responsabilité de l’Église protestante de Genève.