Passer directement au contenu principal
Eglise protestante de Genève
Bible ouverte

Dans la peau de l’ânon

Prédication à deux voix des pasteurs Sandrine Landeau et Bruno Gérard à l’occasion du dimanche des Rameaux 2024.

Sandrine Landeau & Bruno Gérard


Évangile de Marc 11,1-11

1 Lorsqu’ils approchèrent de Jérusalem, et qu’ils furent près de Bethphagé et de Béthanie, vers la montagne des oliviers, Jésus envoya deux de ses disciples,

2 en leur disant : Allez au village qui est devant vous ; dès que vous y serez entrés, vous trouverez un ânon attaché, sur lequel aucun homme ne s’est encore assis ; détachez-le, et amenez-le.

3 Si quelqu’un vous dit : Pourquoi faites-vous cela ? répondez: Le Seigneur en a besoin. Et à l’instant il le laissera venir ici.

4 les disciples, étant allés, trouvèrent l’ânon attaché dehors près d’une porte, au contour du chemin, et ils le détachèrent.

5 Quelques-uns de ceux qui étaient là leur dirent : Que faites-vous? Pourquoi détachez-vous cet ânon ?

6 Ils répondirent comme Jésus l’avait dit. Et on les laissa aller.

7 Ils amenèrent à Jésus l’ânon, sur lequel ils jetèrent leurs vêtements, et Jésus s’assit dessus.

8 Beaucoup de gens étendirent leurs vêtements sur le chemin, et d’autres des branches qu’ils coupèrent dans les champs.

9 Ceux qui précédaient et ceux qui suivaient Jésus criaient : Hosanna! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur !

10 Béni soit le règne qui vient, le règne de David, notre père ! Hosanna dans les lieux très hauts !


11 Jésus entra à Jérusalem, dans le temple. Quand il eut tout considéré, comme il était déjà tard, il s’en alla à Béthanie avec les douze.


Prédication – Dans la peau de l’ânon

Une des manières de lire un texte biblique, c’est de se mettre à la place de l’un des personnages, ou de plusieurs personnages tour à tour. Se mettre dans sa peau et essayer, depuis cet intérieur, de comprendre et sentir ce qu’il vit. Non pas pour pouvoir jouer son rôle, mais pour voir si cela peut résonner avec notre propre vie, pour voir si cela produit quelque chose, un déclic, un souffle, une flammèche. Parce que bien souvent, c’est en partant d’une situation particulière qu’on peut atteindre notre humanité commune.

Dans ce récit de l’entrée de Jésus dans Jérusalem, nous avons choisi de vous proposer de nous mettre ensemble dans la peau d’un personnage un peu inattendu : l’ânon. L’âne dans la Bible n’est pas comme pour nous le symbole de la stupidité, au contraire. Il est plutôt le compagnon de travail fidèle, solide, sur lequel on peut compter, ou, s’il est sauvage, le symbole de la force de vie. Il est respecté, honoré, utilisé comme monture princière depuis l’époque où les chevaux ne vivaient pas encore en Palestine. Parfois l’âne est bien moins sourd aux appels divins que les humains qui l’entourent…

Ce matin donc, nous vous invitons donc à vous mettre dans la peau de cet ânon, à vous demander en quoi son expérience vous rejoint, de quelle part de vous cela parle peut-être, quel que soit votre âge, quelle que soit votre situation.

J’ai à peine trois ans. Trois pour un âne, c’est le pire âge à mon avis et quoi qu’en dise ma mère : celui où on est trop grand pour rester jouer toute la journée avec les ânons de l’année et trop jeune de l’avis des adultes pour faire ce qu’on veut ou travailler vraiment.

Je voudrais aider ma mère, qui travaille beaucoup, aider le maître de la ferme, qui a largement du travail pour deux ânes tellement la ferme est grande. Mais je suis trop jeune il paraît ! Trop jeune pour être monté, trop jeune pour porter des lourdes charges. Alors j’aide à transporter des choses ici ou là, mais pas trop, et seulement quand le maître décide. Il faut muscler mon dos paraît-il. Vous voulez que je vous dise ? Il est déjà assez musclé mon dos ; c’est pas quelques semaines de plus ou de moins qui vont y changer quoi que ce soit ! On me dit d’être patient, que mon tour viendra, qu’il faut encore que j’apprenne ceci, que je muscle cela. Pfff… c’est rageant ! Pourquoi on me laisse pas faire ?

Moi ça me déprime ! À force de m’entendre dire que je suis trop jeune pour ceci, pas encore prêt pour cela, depuis quelques jours je sens l’envie de participer s’éloigner. Je me lève sans goût à rien, je traîne au soleil sans rien faire, laissant passer les heures sans même faire attention. Et le pire c’est qu’on dirait que ça arrange tout le monde : je ne suis plus dans les pattes de personne, il n’y a plus besoin de m’écarter, ça leur fait des vacances. Peut-être que ça serait mieux que je m’en aille définitivement…  Chaque jour, je m’éloigne un peu plus, je rentre un peu plus tard et on dirait que tout le monde s’en fiche. Ma mère ne dit rien, le maître ne me fait pas chercher. Il y a juste le plus vieil âne de la ferme qui me regarde d’un drôle d’air quand je rentre. Et le petit Marc, qui a dû me voir m’éloigner de plus en plus ces derniers jours, et qui a eu l’idée de m’attacher ce matin. Au moins un qui ne veut pas que je parte. Ou qui ne veut pas se faire taper sur les doigts par le maître à cause de ma disparition.

Tiens, c’est qui ces deux types ? Ils ne sont pas de la ferme en tout cas. Ils viennent droit sur moi, qu’est-ce qu’ils me veulent ? Eh mais, mais qu’est-ce qu’ils font ? Ils me détachent ? Euh… je suis censé faire quoi là ? Je les connais pas moi ces types ! Eh, oh, quelqu’un ! Qu’est-ce que je fais, c’est flippant là !

Ah ! Voilà Marc qui arrive en courant. « Qu’avez-vous à détacher cet ânon ? »

C’est bien ce qu’il me semblait, ces gens n’ont rien à faire là, ce sont des voleurs, j’ai bien fait de ne pas me laisser entraîner sans rien dire !

« Le Seigneur en a besoin et le renvoie ici tout de suite. » disent-ils.

Je ne comprends plus rien, ils viennent de la part du maître en fait ? Il a besoin de moi, enfin ! C’est pas trop tôt ! Et j’espère bien qu’il ne va pas me renvoyer ici tout de suite, que je vais enfin pouvoir lui montrer à quel point je suis utile !

Ils me détachent, je les suis tellement vite que je les pousse presque.

Eh, mais le maître n’est pas par là ! On va où ? Qui c’est cet homme là-bas, qui a l’air de nous attendre ?

Il est étrange. Visiblement, c’est lui le chef. Ma mère m’a appris à reconnaître les attitudes des humains, et là je vois bien que tous, aussi bien les deux qui sont venus me chercher que ceux qui l’entourent, le regardent comme leur meneur. Dans ce clan là d’humains, il occupe clairement la place dominante. Mais il ne se comporte pas en meneur. À la ferme, le maître, ça se voit tout de suite que c’est lui le maître, même si il est seul. Tout son corps clame qu’il est le maître, sa manière de marcher, de se déplacer, de vous regarder, de bouger : il est le maître et pas les autres ; les autres sont des inférieurs, plus bas dans la hiérarchie. Ça se comprend au premier coup d’œil.

Mais lui là, cet homme, il se comporte autrement. C’est curieux. Il a juste l’air d’être intensément là, mais hors de toute hiérarchie, je ne sais pas comment dire : il est à sa place et il semble attendre des autres qu’ils soient à la leur, et cette place n’est pas en-dessous de la sienne. Vous voyez le truc ? Eux se placent en-dessous mais lui ne les attend pas en-dessous. Il les espère avec lui.

Eh, voilà qu’ils mettent sur mon dos un manteau. Me dites-pas que… mais si ! Il va me monter ! Enfin un qui a vu ce que je suis ! Il m’a regardé et il a vu ce dont je suis capable, sans s’arrêter à des règles idiotes comme « on ne te montera pas avant tes trois ans, tu es trop jeune ». Gnagnagna, comme si on n’était pas tous différents ! Des semaines que j’essaie de leur faire comprendre que moi, même si j’ai pas encore trois ans, je suis prêt ! Et voilà, ça y est, il est sur mon dos et je tiens le coup ! Il est même pas lourd en fait. Allez, en route ! S’ils pouvaient me voir, ils seraient bien étonnés tiens ! Et ma mère serait fière ! Je leur avais bien dit que j’étais capable de le faire !

Il semblerait qu’on va à la grande ville là-bas, là où j’accompagne parfois ma mère et le maître au marché. En fait, je ne sais pas comment je sais où on va, mais je le sais. Cet homme sur mon dos, il ne fait rien comme le maître de la ferme : il n’utilise pas de mot, pas de coups de pieds ni de rênes pour me dire où je dois aller. Il se contente d’être là, sur mon dos, de savoir où il veut aller, et je sais aussi où il veut aller aller.

Y a du monde sur cette route, c’est un peu oppressant.

Ah, ils s’écartent, c’est plus agréable, on peut marcher plus à l’aise. Et ces vêtements sur le sol, ça m’évite les cailloux de la route… parce que… ne le dites à personne mais quand même, avec ce gars sur le dos, c’est vrai que j’ai les pattes qui flanchent un peu, j’ai le pied moins sûr et chaque caillou fait mal. Alors merci pour les manteaux qui adoucissent la route. Et pour la ventilation avec les branches aussi, c’est bienvenu, parce que c’est vrai qu’avec l’effort la chaleur est plus dure à supporter…

Encore que c’est curieux, j’ai l’impression que l’homme que je porte semble s’être rendu compte que je fatigue et s’efforce de devenir plus léger pour que je ne m’effondre pas. Est-ce qu’on peut faire ça ? Se rendre léger pour celui qui nous porte ? Lui en tout cas y arrive, et je peux passer la grande porte fièrement, sous les acclamations de la foule ! Bon, je sais, ces acclamations sont pour lui, mais j’en prends aussi ma part : j’ai fait du bon boulot, et il est acclamé aussi parce que grâce à moi, il a un peu plus l’allure et l’attitude de ce que les gens attendent de lui. A pied, il avait juste l’air d’un type pleinement présent. Sur mon dos, il a l’air d’un notable. Avec les manteaux étalés sur notre chemin et les branches agitées autour de nous, il a l’air d’un roi.

Nous voilà arrivés semble-t-il ; il descend et entre dans cet immense enceinte où le maître de la ferme va parfois sans ma mère et moi.

Je suis planté là au milieu de cette grande esplanade bigarrée. Mes yeux brillent encore de mille étoiles. Mille rameaux qui s’agitent autour de moi. Je suis étourdi de grâce et de fatigue. Sans me vanter, j’ai été ce jour, l’ânon le plus célèbre de Jérusalem. Il paraît que l’on parlera de moi 2000 ans plus tard. J’ai porté le Seigneur. Quel honneur !

Planté sur place, je me refais le film de la journée. Journée merveilleuse. Une journée extraordinaire.

Avant, c’était plutôt : toujours disponible. Toujours prêt. Va ici. Cours par là. Porte ceci. Oui maître. Merci maman. Tu es trop jeune pour supporter cela. Ne bouge pas, tu vas te blesser. Rien de nouveau sous le soleil pendant des jours.

Va à l’école. Arrête de faire l’âne. Range ta chambre. Tu es trop jeune pour sortir. N’oublie pas d’aller au Kt. Tu comprendras plus tard. Ne grandis pas trop vite. Cela vous parle-t-il ?

Une vie bien guidée, dans des horaires, des obligations bien définies. Un programme tout tracé. Tellement ennuyeux.

Puis, on me trouve. On me détache. On m’amène. Je sais qui sont ces gens maintenant. Ceux que j’avais pris pour des voleurs … ce sont ses disciples.

« Le Seigneur en a besoin ». Moi l’âne morveux du village. Moi l’insignifiant, car inutile à la tâche. Il y a quelqu’un qui m’attend. Il y a quelqu’un qui me connaît. Il y a quelqu’un qui a besoin de moi. L’insignifiant devient le vivant. J’ai porté le Seigneur.

J’en deviens philosophe et je fais de grandes phrases maintenant. Peut-être qu’il est difficile d’exprimer avec une poignée de mots, mon chamboulement intérieur. Dans ma petite tête d’âne, je sais que toute une vie ne suffira pas pour comprendre, pour digérer l’événement : j’ai porté le Seigneur.

Alors je savoure cette fête, tranquillement …

Avant de ? Oui, avant de faire quoi ?

Je regarde la porte en face de moi qui ouvre sur un horizon de liberté … à portée de pattes. Si j’osais ? En même temps, je me souviens du regard de maman qui doit m’attendre. Est-ce que je rentre ?

Indécision.

Avoir le choix, c’est grisant mais terrifiant. Pourtant, depuis que je connais le Seigneur … je suis calme, serein et en paix. Je fais le choix de le prendre pour maître, lui. De continuer à le porter … en moi. Car même si je comprends que plus jamais je ne le porterai sur mon échine, Il a besoin de moi dans ce que vais entreprendre. Il me donne la force de faire ce qu’il y a à faire. Fort de cette puissance … je me mets en route.

Amen.