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© Kristina Flour / Unsplash

La liberté pour quoi faire ?

Novembre 2025

Jean-Yves Rémond
Docteur en théologie de la Faculté de théologie de Genève

En 1946, Georges Bernanos donna une conférence lors des Rencontres de Genève sur le thème de l’Esprit européen. Avec son titre un peu provocateur, « la liberté pour quoi faire ? (1) », il lançait un appel désespéré à la révolte face à l’emprise croissante de ce qu’il appelait « la civilisation des machines ». Ce que le grand écrivain catholique mettait ainsi en cause, c’était la prétention du système démocratique capitaliste à prendre totalement en charge l’homme de telle façon que sa liberté fondamentale s’en trouve réduite ou même détruite. Reprenant, dans un tout autre sens, la célèbre boutade de Lénine, « la liberté pour quoi faire ? », qui niait le droit à la liberté, Bernanos dénonçait en ces termes le monde moderne, un monde s’appuyant sur des machines au service exclusif de l’économie : « La liberté pour quoi faire ? c’est précisément la question que le monde moderne est en train de poser à notre espèce, car je crois de plus en plus que ce monde est un monde totalitaire et concentrationnaire en formation, qui presse chaque jour de plus en plus sur l’individu libre, ainsi qu’un navire la glace qui commence à prendre, jusqu’à faire éclater la coque ».

Ce que Bernanos voulait ainsi dénoncer, c’était, dès cette époque de l’immédiat après-guerre, l’emprise croissante des machines sur l’homme, « l’envahissement de la civilisation par les machines, dont la conséquence la plus grave est non pas de modifier profondément le milieu dans lequel vit l’homme, mais l’homme lui-même ». Et pour appuyer ce jugement, et peut-être dans un souci d’œcuménisme qui ne lui était pas habituel, Bernanos fit référence aux propos du philosophe et théologien Jacques Ellul lors d’une séance au Centre Protestant d’Études, « au cours de laquelle ce dernier traçait un remarquable tableau du monde moderne et de toutes les emprises de l’Économie sur l’homme, se demandant finalement ce qui peut bien rester de celui-ci ». Et Bernanos résumait ainsi le propos de Jacques Ellul : « L’homme, selon l’éminent professeur, n’est plus en face de l’économie, son autonomie est en train de disparaître, il est englobé corps et âme dans l’économie, c’est l’apparition réelle d’une nouvelle espèce d’homme, l’homme économique, l’homme (dit-il admirablement) qui n’a pas de prochain mais des choses. Et M. Jacques Ellul constatait que l’Église du Christ restait seule pour défendre l’homme, sa puissance d’invention, de souffrance et d’exigence, en un mot sa liberté ». 

            Si nous considérons maintenant notre époque actuelle, les paroles, que l’on pourrait qualifier de prophétiques, de ces deux grands penseurs prennent une résonance saisissante. Et il est tout à fait significatif qu’un grand écrivain catholique et un grand penseur protestant se rejoignent sur ce constat accablant des menaces qui pesaient sur leur époque. Mais il me semble que nous pourrions transposer leur cri d’alarme à notre propre époque, sans craindre aucunement l’anachronisme. Nous sommes en effet face à un danger encore plus grave que celui qui les menaçait. La civilisation numérique dans laquelle nous sommes plongés porte chaque jour des coups innombrables à notre liberté et à notre condition humaine. Chaque jour se déversent sur internet des milliards de paroles et d’images qui, au nom de la liberté d’expression, portent atteinte à l’essence même de ce qu’est un être humain : harcèlement, fausses informations, règne de l’argent, pornographie, déni du savoir au profit de l’immédiateté, autrement dit, déni de la parole, d’une parole vraie, telles sont les manifestations de cet envahissement. La machine numérique a envahi notre monde, avec le rêve fou d’un homme augmenté qui prendrait la place de l’homme, le jugeant insuffisant ou incapable. Si nous pouvons, en effet, admettre que l’outil numérique et informatique peut apporter des progrès dans les domaines scientifiques, dans la médecine et la robotique par exemple, dès que celui-ci s’attaque à la parole – et c’est ce que veut faire l’Intelligence Artificielle (IA) – c’est l’homme qui est en danger mortel. Car il s’agit bien d’une attaque, violente, contre la parole et le langage qui constituent, selon les mots du philosophe Walter Benjamin, « l’essence spirituelle de l’homme », ou « notre part Rimbaud » selon Romain Gary. Ainsi, quand l’IA prétend remplacer et supplanter la parole ou l’écrit humains – écrire un article, un livre, une dissertation ou un discours – c’est, comme le disait Bernanos, l’homme lui-même qui est atteint et même dénié, c’est l’homme dont la présence en ce monde est mise en cause.

Or s’il est bien un lieu où l’essence même de ce qu’est l’être humain est préservée – ou doit l’être –, c’est, comme l’affirmait Jacques Ellul, l’Église du Christ. C’est le lieu où le Verbe peut nous garder libres, et dans le sens de tout l’engagement du philosophe et théologien, c’est le lieu où nous avons le devoir de préserver cette liberté qui nous a été donnée un jour par le Verbe, source de notre propre parole, mais une liberté qui nous engage, et que nous avons, comme Georges Bernanos et Jacques Ellul, à défendre aujourd’hui.      


(1) Georges Bernanos, La liberté pour quoi faire ? Gallimard Folio/Essais, 1995, pp. 93 à 96 pour toutes les citations.


Clause de non-responsabilité :
Les textes proposés dans le cadre de la série ‘Un perspective à la foi’, ainsi que les informations, idées et opinions qui y sont exprimées, sont ceux de leurs auteur.e.s, et ne reflètent pas nécessairement les positions, idées et opinions de l’Église protestante de Genève (EPG). Ils engagent la seule responsabilité de leurs auteur.e.s