Passer directement au contenu principal
Eglise protestante de Genève
© Annika Slabbert (Unsplash)

Liberté et Serf-arbitre, Érasme et Luther

Novembre 2024

Jean-Yves Rémond
Docteur en théologie de la Faculté de théologie protestante de Genève

Le débat qui opposa Érasme et Luther pourrait nous sembler bien dépassé aujourd’hui, comme l’une de ces reliques de l’histoire que l’on évoque sans être vraiment concerné. Il fut pourtant l’un des temps forts d’une opposition théologique radicale entre la nouvelle Église protestante, dès sa naissance, et l’Église catholique romaine. Et il n’est pas anodin que cette opposition se soit focalisée sur la question de la liberté humaine, une notion qui, elle, nous interroge encore aujourd’hui.  

En 1520, Luther publie le « Traité de la Liberté Chrétienne », qui pose les bases de la nouvelle église et de sa rupture avec la doctrine officielle de la papauté. Cette même année commence un échange de lettres entre Luther et Érasme, à propos de cette nouvelle théologie à laquelle Érasme adhère en partie. Il est alors l’un des grands penseurs humanistes de la chrétienté et il souhaite lui aussi une profonde réforme de l’église romaine, mais de l’intérieur. Pour Érasme, la question du libre-arbitre de l’homme n’est pas centrale, alors qu’elle l’est pour Luther. Elle est même vitale : l’homme n’a aucune capacité à se sauver lui-même, aucune de ses actions ne peut y contribuer, et c’est Dieu seul qui décide par sa grâce, sans aucun mérite de l’homme, de l’améliorer ou de le sauver. Le débat culmine avec la publication en 1524 du De libero arbitrio, d’Érasme, et la réponse de Luther en 1525 par le De servo arbitrio. Érasme veut préserver une part minime de liberté de choix de l’homme : « Pour moi, j’aime la doctrine de ceux qui accordent quelque chose au libre arbitre tout en reconnaissant la plus grande part à la grâce […].  Et à quoi servirait donc l’homme tout entier si Dieu agissait avec lui comme le potier sur l’argile ou même comme il pourrait agir sur un caillou ? » Pour Luther, la rupture est consommée. Il lui répond : « Qui donc, dis-tu, s’efforcera de corriger et d’améliorer sa vie ? Je réponds : personne ne le peut ; car ceux qui prétendent le faire sans l’aide de l’Esprit sont des hypocrites, que Dieu abandonne à leur sort. Les élus et les hommes pieux seront corrigés grâce au Saint-Esprit ; quant aux autres ils périront sans avoir été corrigés ».

Le débat durera dix ans, sans trouver d’issue dans une forme de réconciliation. Par un de ces paradoxes dont l’histoire humaine a le secret, les œuvres de Luther et d’Érasme furent brûlées ensemble à Milan sur ordre du Pape. Érasme aurait-il alors échoué sur toute la ligne ? Pas si sûr ! Peut-être a-t-il offert à Luther la possibilité d’un véritable dialogue fécond. Peut-être la Réforme n’aurait-elle pas été ce qu’elle a été à ses débuts sans ces échanges parfois rugueux. Luther a d’ailleurs souvent exprimé son respect pour son adversaire, le seul qui ait été vraiment, selon lui, à sa mesure. Mais au-delà d’oppositions théologiques radicales, la parole les a rapprochés. Une parole libre, adressée à l’autre, et qui appelait une réponse. Ce fut, malgré tout, un dialogue. 

Il me semble que chaque chrétien, parce qu’il est avant tout un être de parole et que la parole n’a jamais tout dit, ne peut éviter d’être tantôt du côté de Luther, tantôt du côté d’Érasme. Et cela, même si ses convictions sont bien établies. Si les chrétiens se rejoignent sur la reconnaissance que la foi leur a été donnée par la grâce (la justification), ils ne peuvent pas, en effet, ne pas se poser néanmoins la question, comme Érasme et Luther, de la liberté, de leur liberté. Deux siècles après la Réforme, Emmanuel Kant est venu bouleverser les termes de cette question en affirmant la capacité humaine d’agir moralement, c’est-à-dire de tendre vers un Bien Souverain défini comme accord de la vertu et du bonheur. Ce qui implique, pour Kant, l’existence de Dieu, puisque vertu et bonheur ne peuvent exister ensemble en ce monde.  Mais c’est en désirant ce Souverain Bien que l’homme sait qu’il est libre, puisqu’il se l’impose librement par sa raison qui est capable de discerner son devoir. Ainsi, pour Kant, héritier en ce sens et en partie seulement de Luther, agir moralement c’est faire librement la volonté de Dieu. Sa philosophie morale rejoint donc son existence de chrétien, tout en préservant l’idée de liberté humaine, ce qui constitue dès lors une troisième voie entre le libre-arbitre et le serf-arbitre). 

Mais aujourd’hui, bien des comportements viennent remettre en question cette loi morale kantienne. La transgression deviendrait plutôt la règle, et les « penseurs du soupçon », Freud, Nietzsche et Marx, ainsi que les catastrophes causées par les hommes au XXe siècle, sont venus mettre en cause cette image idéale d’une loi morale qui s’imposerait à un humain libre de la choisir. 

Je me pose alors, je vous pose la question : être chrétien aujourd’hui, n’est-ce pas, en fin de compte, accepter cette instabilité, cette incertitude (« pas une pierre où reposer sa tête », Matt 8,20) et néanmoins essayer d’en produire du fruit ? N’est-ce pas cette insuffisance, cet inachèvement d’une controverse – qui finalement n’aura pas eu de fin : les écrits de Luther et d’Érasme ont survécu à leur autodafé et continuent de nous questionner – qui relance notre désir de Dieu, et pour tout dire notre foi ? Un désir d’infini qui nous pousse à chercher notre route parmi bien des embûches, dans un équilibre instable entre Dieu et le monde, entre Parole de Dieu et parole humaine. Un désir généré par cette instabilité, par ce manque même, et qui serait, dès lors, notre plus grand bien sur cette terre, au-delà de la liberté.  


Clause de non-responsabilité :
Les textes proposés dans le cadre de la série ‘Un perspective à la foi’, ainsi que les informations, idées et opinions qui y sont exprimées, sont ceux de leurs auteur.e.s, et ne reflètent pas nécessairement les positions, idées et opinions de l’Église protestante de Genève (EPG). Ils engagent la seule responsabilité de leurs auteur.e.s.