Les Béatitudes selon Luc
Cette prédication a été proposée par la pasteure Émeline Daudé, pasteure de l’Église Protestante Unie de France, à la cathédrale Saint-Pierre le dimanche 16 février 2025.
Luc 6, 20-28
20 Alors Jésus, levant les yeux sur ses disciples, dit : Heureux vous qui êtes pauvres, car le royaume de Dieu est à vous !
21 Heureux vous qui avez faim maintenant, car vous serez rassasiés! Heureux vous qui pleurez maintenant, car vous serez dans la joie !
22 Heureux serez-vous, lorsque les hommes vous haïront, lorsqu’on vous chassera, vous outragera, et qu’on rejettera votre nom comme infâme, à cause du Fils de l’homme !
23 Réjouissez-vous en ce jour-là et tressaillez d’allégresse, parce que votre récompense sera grande dans le ciel ; car c’est ainsi que leurs pères traitaient les prophètes.
24 Mais, malheur à vous, riches, car vous avez votre consolation !
25 Malheur à vous qui êtes rassasiés, car vous aurez faim ! Malheur à vous qui riez maintenant, car vous serez dans le deuil et dans les larmes !
26 Malheur, lorsque tous les hommes diront du bien de vous, car c’est ainsi qu’agissaient leurs pères à l’égard des faux prophètes !
27 Mais je vous dis, à vous qui m’écoutez : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent,
28 bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous maltraitent.
Prédication – Les béatitudes de Luc
Introduction
Face aux bruits du monde et devant la construction des nouveaux murs de séparation entre les peuples, le christianisme est une nouvelle fois convoqué dans les discours. Avec la sensation que l’Histoire bégaie, voilà que le politique se met à nouveau à convoquer le religieux, voilà que le christianisme est une nouvelle fois convoqué dans les argumentaires, pour le meilleur et pour le pire. Combien de fois entendons-nous « au nom de la défense du christianisme… »,
« si tu es chrétien alors tu devrais (ou tu dois)…. », « être chrétien, c’est… » ?
Oui, l’histoire aussi bégaye de siècle en siècle, peut-être un peu moins grâce à l’engagement des uns et des autres, mais tout de même. Nous voilà alors, encore, à faire face à notre propre positionnement dans tout cela et encore à nous interroger : être chrétien, qu’est-ce que cela signifie ?
Problématique
À cette question, les réponses grands classiques.
Une réponse dit : « Dieu vient nous rendre visite quand nous sommes à bout de souffle, quand nous n’avons rien ni personne vers qui se tourner ». Être chrétien, c’est donc dire : « Je suis nu devant Dieu. Mais je passe ma vie à prétendre le contraire. Je veux me sentir à la maison, comme chez moi, lorsque je suis avec ceux dont la nudité, la fragilité et la douleur ne sont pas un secret. » La vie de Jésus a pris corps autour de ceux dont les larmes ont coulé si longtemps qu’elles se sont taries, autour de ceux qui ont crié à si haute voix qu’aucun son ni mot ne peuvent plus sortir de leur bouche, autour de tous ceux dont la prière est simplement : « Seigneur, donne-moi la force de tenir encore aujourd’hui. »
C’est une bonne réponse. Elle parle de la compassion de Dieu. Mais qu’en est-il de la bonté de Dieu ?
Une deuxième réponse dit donc : « Dieu veut que nous soyons saints, et être chrétien signifie laisser le Saint-Esprit nous guider sur la voie de la justice et de la pureté ». Elle pousse alors à poser des questions telles que : « Avez-vous respecté les dix commandements ? Avez-vous fait de la place dans votre vie pour la dévotion personnelle, le culte public, l’entraide et l’engagement
civique ? »
C’est une bonne réponse. Elle témoigne d’une certaine bonté de Dieu. Mais qu’en est-il de la justice de Dieu ?
Une troisième réponse dit : « Dieu veut que nous défendions la justice, que nous défendions les défavorisés, que nous témoignions de notre foi, que nous passions de la parole aux actes, quitte à se mettre en danger pour elle ». Être chrétien, c’est chercher activement à refléter et à faire advenir le royaume de Dieu sur terre. Cela pousse à se poser les questions suivantes : « Avez-vous laissé votre foi vous pousser à des actes courageux ? Ou avez-vous laissé vos inhibitions vous faire hésiter pour des raisons de peur, de bienséance ou de politesse ? »
L’Église chrétienne est divisée autour de ces différentes réponses à la question fondamentale : « Qu’est-ce qu’être chrétien ? ». Nombre de personnes, dans leur enfance ou plus tard dans leur vie, ont été profondément marquées par la conviction que l’une de ces réponses était juste et que les autres étaient douteuses ou erronées. Alors… quelle est la réponse ? Laquelle est la bonne ? Pouvons-nous vraiment nous contenter d’une seule de ces trois réponses ?
À mon sens, un des lieux où il nous est donné de trouver un début de réponse est dans ce chapitre 6 de l’Évangile selon Luc, où Jésus, comme Moïse avant lui, est allé sur une montagne avant de redescendre pour donner un de ses enseignements les plus importants de son ministère. Les Béatitudes, me semble-t-il, sont la description la plus succincte que nous ayons de ce que signifie être chrétien. Un théologien les considère comme les paroles les plus importantes jamais écrites même. Alors, selon les Béatitudes, à quoi ressemble le fait d’être chrétien ?
Les Béatitudes de plus près
Quand on parle des béatitudes, c’est souvent la version selon Matthieu que l’on a en mémoire. Dans cette seconde, dans l’Évangile selon Luc, je trouve toujours interpellant de voir que les conditions qui sont présentées ne sont pas du tout spiritualisées. Là où Matthieu parle des pauvres d’esprits, Luc nous parle des pauvres, au sens économique du terme. Là où Matthieu parle de ceux qui ont faim et soif de justice, Luc parle de ceux qui ont faim et le ventre vide. Les béatitudes dans la version de Luc relèveraient presque du règne temporel ; elles s’inscrivent dans le quotidien de nos vies, dans ce qui en est le plus basique : nos vies sociales et économiques.
Oui, chez Luc, l’intime est ainsi à la fois religieux et politique (au sens du bien commun) : l’intime de nos vies dit quelque chose de notre foi, autant que de notre condition politique et sociale. Et oser regarder, à l’aide de la lumière du Christ ; oser regarder notre propre condition en vérité (avoir faim ou non, pleurer ou rire, être riche ou pauvre, être exclu ou adulé), avec les yeux pleins de bonté du Christ, oriente notre chemin de vie et de foi.
Les heureux
Tu te sens malheureux ? Ta vie est en mille morceaux ? Tu ne vois pas d’issue, de solutions ? Et bien voilà une bonne nouvelle pour toi : c’est bien dans ce terreau là que l’Évangile trouve ses racines.
« Heureux » tu es appelé. « Heureux » tu es nommé. « Heureux » tu es invité à être. Et cela dès maintenant. « Heureux », dans la joie certes, mais surtout debout, relevé par cette promesse formulée dans les béatitudes, cette promesse dont Dieu lui-même est le garant : même s’il est impossible de l’imaginer aujourd’hui, même si cela est inconcevable, cette peine, cette difficulté que tu vis prendra fin. Un jour, oui, cela sera terminé. Ne laisse pas la fatalité s’emparer de ta vie et y enlever tout espoir. Que ton cœur laisse la paix s’infiltrer, que les murs des artifices tombent pour laisser l’amour de Dieu s’infiltrer et la joie entrer, car avec la promesse faite et l’assurance de sa réalisation, le Royaume est déjà là, la libération a déjà eu lieu, les réjouissances peuvent commencer maintenant. Dès aujourd’hui. À la seconde même où la promesse est annoncée. C’est aussi cela que l’on retrouve dans toutes les théologies de libérations ; c’est aussi cela que l’on retrouve dans les chants gospel. La joie peut débuter maintenant car la promesse est faite et elle est certaine : les chaînes sont déjà défaites et la liberté commence maintenant. Avec d’autres.
Car oui, le pain sera donné par un autre ; car le rire sera partagé à plusieurs ; car le royaume de Dieu n’appartient pas à un mais est appelé à être vécu ensemble. Car l’Évangile n’est pas un « coup de comm’ », il est mise en relation des êtres humains, mise en relation égalitaire, inscrite dans la justice.
Les lamentations malheureuses
Mais si tu es désabusé, paralysé par le choix ou encore blasé. Si tu es riche, le ventre plein et adulé, et que tu veux voir ce qu’est ce message du Christ, alors il y a aussi un message pour toi : ne reste pas dans ta forteresse. Car si tu t’entêtes, le malheur finira par s’installer, tel que le texte biblique le mentionne : non une malédiction mais au sens des lamentations. Les lamentations de la solitude, les lamentations d’une consolation aussi éphémère qu’elle est immédiate, lorsqu’elle puise dans les choses matérielles et temporelles. Luc avait adressé sa version de l’Évangile à Théophile, un homme de classe sociale élevée assurément. Et j’aime y trouver là aussi un indice sur le sens des béatitudes : celles-ci ne sont pas là pour bénir un statut quo social. Les béatitudes appellent aussi les riches, les adulés, les ventres pleins à participer au règne de Dieu en devenant effectivement pauvres, et non en se contentant de faire le bien avec les richesses possédées. Jésus invite à délaisser les forteresses solitaires des consolations immédiates.
Tu es de ceux-là ? Alors délaisse tes privilèges pour t’ouvrir à de nouveaux rapports sociaux, à de nouvelles façons de voir le monde. Quitte cet endogroupe qui façonne et biaise ton empathie, déshumanisant celui qui est trop étranger à toi, hiérarchisant l’humanité (cf Samah Karaki). Va, rencontre, vit avec ceux qui ont le ventre vide, avec ceux qui sont frappés et exclus, avec ceux dont l’esprit est brisé et le cœur lourd. Ose, ose t’approcher de la croix où un autre a été mis et souffre, car c’est de là que dès maintenant, comme il y a déjà 2000 ans, une relation nouvelle se tisse entre Dieu et l’humanité, pour le bien et pour une nouvelle création.
Oui, l’Évangile n’est pas un « coup de comm’ » mais il est mise relation entre les êtres humains, tous les êtres humains. C’est parce que les relations se tissent, parce que l’on apprend à se connaitre et que nous nous octroyons ces temps sous le signe de la grâce et de l’adelphité, que le Royaume s’approche.
La cristallisation des expériences
Lorsque nous regardons d’un peu plus près encore ces heureux et ces lamentations, nous pouvons y trouver là la cristallisation des expériences des chrétiens dans le livre des Actes et des premiers siècles, mais aussi de la vie du Christ lui-même.
Car Jésus ne fait pas que dire l’Évangile, il le vit lui-même : il fut pauvre, il a pleuré pour son ami Lazare, il s’est lamenté d’être adulé, il s’est lamenté des richesses de ce monde au temple. Et si nous regardons du côté des béatitudes de Matthieu, c’est aussi le cas : il a pleuré lorsque son cœur était lourd à Gethsemane, il eu soif sur la croix, il fut plein de bonté lorsqu’il a dit « père, pardonne-leur », il fut artisan de paix lorsqu’il a demandé à Pierre de baisser son épée, il fut persécuté et détesté lors de sa passion. Les béatitudes sont une autobiographie de Jésus, elles nous indiquent en quelques sortes comment être à la suite du Christ, être membre de son corps dans le monde. Elles nous montrent aussi qu’à cette question « qu’est-ce qu’être chrétien », Jésus ne choisit pas une réponse : il est bonté, compassion et justice à la fois.
Des virgules
Chaque phrase des béatitudes est constituée de trois parties. Il y a la première partie qui peut être mise en lien avec la description de la passion du Christ, de la croix. Pauvre, assoiffé, affamé, en pleur, insulté. Et puis il y a la dernière partie qui relève de la résurrection, car chaque béatitude est une promesse de résurrection, promesse d’être relevé et délivré du tombeau des fatalités. Les béatitudes peuvent ainsi être comprises comme une description de Jésus Christ, de sa mort et de sa résurrection.
La croix et le tombeau vide sont reliées dans le texte par une simple virgule. Chaque béatitude a une virgule qui est comme la vallée à traverser entre l’horreur de la croix et la rencontre avec le ressuscité. Cette virgule, chers amis, est le lieu de notre vie en tant que chrétien. Car à mon sens, être chrétien, c’est demeurer dans cette virgule qui fait le lien entre le pathos et la joie de la vie dans une perspective chrétienne. Cette virgule est le symbole de notre vie de foi : toujours appelés à se tenir entre fatalité et libération, toujours appelés à la conversion. Cette virgule est le lieu de la rencontre avec le Christ, elle est notre maison sur terre.
Qu’est ce que c’est d’être chrétien ? Dans cette perspective, nous sommes invités à être à la fois les femmes et le centurion au pied de la croix : à la fois plein de compassion et d’empathie avec le crucifié, et annonçant déjà la gloire à venir. Heureux êtes vous car vous savez dès maintenant qu’après le Vendredi Saint, il y a le matin de Pâques. Que la libération, la sortie de nos tombeaux, est déjà assuré, elle a déjà commencé.
Face aux incertitudes du monde, face au bruit des bottes et aux murs qui se dressent, nous sommes appelés à être ces virgules pour le monde, à siéger dans cette tension entre croix et tombeau vide, entre mort et résurrection.
Nous sommes appelés à être des virgules pour toutes ces personnes appelées à être heureux dans le Royaume : des virgules, ces espaces, ces relations qui permettent d’inspirer, de faire le plein d’air, le plein de vie pour ensuite plonger la tête la première dans l’océan de grâce, dans la libération qui est déjà donnée. Une virgule qui permet de reprendre haleine, de relever la tête et d’entrevoir un autre monde possible.
Alors oui, chers amis, soyons ces virgules dans le monde, pour le Christ. Soyons ces virgules qui donnent à voir un autre monde à venir et toujours possible : le Royaume de Dieu, un lieu de paix, de justice et d’amour.
Amen.
Note : Les textes des prédications présentées dans le cadre de la série ‘Prédication de la semaine’ sont susceptibles d’avoir été légèrement adaptés au présent support (site Internet) et à l’audience de ce dernier. Les adaptations restent mineures et n’affectent en rien le sens de la prédication originale.
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Les prédications présentées dans le cadre de la série ‘Prédication de la semaine’, ainsi que les idées et opinions qui y sont exprimées, sont celles de leurs auteur.e.s, et ne reflètent pas nécessairement les positions de l’Église protestante de Genève (EPG). Le contenu et les idées présentés dans chaque prédication engagent la seule responsabilité de son auteur.e, et n’engagent pas la responsabilité de l’Église protestante de Genève.