L’Appel de Jérémie
Prédication sur le Livre de Jérémie, chapitre 1, versets 5 à 10.
01 Paroles des Jérémie, fils de Helkias, l’un des prêtres qui étaient à Anatoth, au pays de Benjamin.
02 La parole du Seigneur lui fut adressée au temps de Josias, fils d’Amone, roi de Juda, la treizième année de son règne ;
03 puis au temps de Joakim, fils de Josias, roi de Juda, jusqu’à la fin de la onzième année de Sédécias, fils de Josias, roi de Juda, jusqu’à la déportation de Jérusalem, au cinquième mois.
04 La parole du Seigneur me fut adressée :
05 « Avant même de te façonner dans le sein de ta mère, je te connaissais ; avant que tu viennes au jour, je t’ai consacré ; je fais de toi un prophète pour les nations. »
06 Et je dis : « Ah ! Seigneur mon Dieu ! Vois donc : je ne sais pas parler, je suis un enfant ! »
07 Le Seigneur reprit : « Ne dis pas : “Je suis un enfant !” Tu iras vers tous ceux à qui je t’enverrai ; tout ce que je t’ordonnerai, tu le diras.
08 Ne les crains pas, car je suis avec toi pour te délivrer – oracle du Seigneur. »
09 Puis le Seigneur étendit la main et me toucha la bouche. Il me dit : « Voici, je mets dans ta bouche mes paroles !
10 Vois : aujourd’hui, je te donne autorité sur les nations et les royaumes, pour arracher et renverser, pour détruire et démolir, pour bâtir et planter. »
Prédication – L’Appel de Jérémie
Quand Dieu nous appelle, il nous place dans un temps qui est le sien et qui déjà n’est plus le nôtre.
Dans la première partie du passage (qui nous rappelle le beau Psaume 139), Dieu rappelle à Jérémie qu’il a été avec lui bien avant qu’il en ait conscience, qu’il l’a choisi et préparé à être lui-même bien avant qu’il ait cherché à se déterminer par lui-même. Cette révélation est, je crois, une très grande affaire, une vraie bonne nouvelle.
N’est-on pas si souvent soucieux de choses sur lesquelles nous n’avons en réalité aucune prise ? N’est-ce pas ce manque de maîtrise même qui si souvent nous affole ? Dieu ici nous redit que mystérieusement il se tient là où nous ne sommes pas, là où nous ne pouvons être, où nous ne pouvons aller. Il se tient à notre origine, dans ce passé vers lequel nous ne pouvons pas retourner (et combien aimerions-nous parfois le faire ? Pour changer ce qui s’est passé, pour réparer ce qui s’est cassé ?).
Dans ce passé où Dieu est, nous devons dire que malgré toutes les souffrances et les difficultés que nous y avons traversées, rien n’y était si mauvais que Dieu ne puisse y être.
De la même façon, Dieu se tient dans notre avenir : il l’accompagne et il nous promet sa présence. Face à toutes les craintes que l’avenir nous inspire, – et croyez bien que Jérémie, envoyé pour prêcher le malheur à ses contemporains (qui n’est jamais quelque chose que nous ayons franchement envie d’entendre) pouvait avoir du souci à se faire – Dieu nous assure de sa présence à nos côtés.
Ainsi Dieu nous aime depuis toujours et il nous aimera toujours, c’est une grande chose. Mais peut-être vous demanderez-vous, quelle différence cela fait-il aujourd’hui ? En quoi cela nous aide-t-il à savoir quoi faire maintenant, dans notre présent, face à notre présent ?
Cela aurait pu être la question des disciples à Jésus dans le lieu désert où ils se trouvaient quand une foule immense les suivait pour écouter ses enseignements, alors que la nuit tombait et qu’ils n’avaient rien à leur offrir à manger… Je pense que vous reconnaissez la scène à laquelle je veux faire allusion. Que faisons-nous maintenant quand les regards sont tournés vers nous, que les enfants commencent à pleurer, que la nuit tombe et que nous ne sommes que des hommes ? À ce moment, dans l’Évangile, souvenons-nous que les disciples avaient déjà « vécu un certain nombre de choses » comme l’on dit ; ils venaient même de rentrer de mission, envoyés par Jésus, autorisés par Jésus ; ils revenaient d’avoir chassé les démons et guéri les malades… Ils avaient pu faire l’expérience que Dieu en Jésus les accompagnait, les précédait et les guidait, même physiquement absent d’auprès d’eux. Mais voilà que cette nuit-là, la vie déborde, que l’urgence de la demande est plus forte que tous les acquis, que toutes les assurances, et sur cette terre aride les voilà bien démunis… comme nous, souvent, qui entendons qu’une voix entêtante crie famine quelque part et que nous ne savons pas y répondre…
Mais alors que nous voyons dans le texte de la multiplication le miracle silencieux qui change la pénurie en abondance, qui change tout en fait, que nous dit notre texte sur cette demande présente et pressante implacable et impossible à satisfaire ? Nous dit-il aussi quelque chose d’un miracle qui change tout ? C’est, je crois, cet impossible d’abord qui est exprimé dans la courte réponse du prophète : « Ah Seigneur, je ne saurai pas parler car moi je suis un jeune garçon. » Nous le voyons, Jérémie n’est pas, face à l’appel qui lui est lancé, comme l’amoureux qui entendant une déclaration d’amour se sentirait aussitôt irrésistiblement conduit vers celle qu’il aime. Ce n’est pas ici l’attraction immédiate, l’évidence de la rencontre (comme certains récits d’attraction « magique »). Le cri qu’il prononce est même plutôt en hébreu un cri d’effroi. Et pourquoi ce refus, cette crainte ? La raison qu’il invoque n’a que peu à voir avec son âge (il aurait probablement dit la même chose 10 ou 20 ans plus tard) ; il s’agit en fait surtout pour lui d’exprimer son incapacité radicale, son inaptitude totale pour exécuter le mandat qui lui est confié. C’est une manière de dire : « Je ne suis pas à la hauteur, je ne serai jamais à la hauteur. » Et nous, ne nous retrouvons-nous pas dans cette manière de trouver que la vie est souvent trop forte pour nous, comme un adversaire imbattable ? Que nous nous montrons bien insuffisants face aux événements qui nous arrivent, que nous ne savons pas quoi en faire, quoi y faire ? Que les appels de Dieu que nous entendons nous paraissent hors d’atteinte ? En un sens, si nous y réfléchissons, c’est vrai que nous sommes incapables de supporter la Parole de Dieu, qu’elle nous juge et nous dépasse si totalement que bien souvent nous devons nous comparer à ce serviteur inutile de la parabole dite des talents.
Devons-nous rester alors sur ce dépit, sur ce sentiment d’impuissance qui peut si souvent nous assaillir ? Non, car nous sommes venus ici ce matin pour écouter une bonne nouvelle, la bonne nouvelle de l’amour de Dieu, et je crois que ce texte nous en parle franchement.
Si nous voulons le percevoir, je crois qu’il nous faut changer de registre. Changer du registre des capacités, qui nous laissera probablement toujours insatisfait et nous dépassera toujours, à celui de l’incapacité. Non pas pour elle-même, pour faire de nous les esclaves à qui Nietzsche comparait les chrétiens, mais pour qu’elle puisse être le lieu où nous recevons la grâce de Dieu qui nous transforme radicalement.
Regardons donc quelle est la réponse de Dieu à cette objection de Jérémie. Nous le voyons, c’est la seule négation de la phrase qu’il vient de prononcer, mot pour mot : « Ne dis pas : Moi je suis un jeune garçon. » Comme si sa phrase n’avait pas de sens, comme si ce qui était en train de lui arriver, cet appel de Dieu pour lui, coupait court à toute réplique, à toute réponse en le rendant dès lors apte, prêt à agir comme le prophète que Dieu désirait.
Dieu en s’adressant à Jérémie apparemment à la fin du VIIe siècle av. J.-C., comme lorsqu’il s’adresse à nous aujourd’hui, des mille et une façons qu’il nous faut toujours apprendre à reconnaître, fait déjà quelque chose de nous, quelque chose d’autre que ce que nous étions et cela par et dans sa seule parole donnée. Par le génie de l’hébreu, le verbe « donner » (qui nous a laissé les prénoms de Nathan ou de Nathanaël) est celui aussi qui désigne l’action de faire de quelque chose quelque chose d’autre, de quelqu’un quelqu’un d’autre ; il signifie donc cette transformation de quelqu’un en quelqu’un d’autre, de quelque chose en quelque chose d’autre. Il est utilisé ici pour exprimer que Dieu fait de Jérémie un prophète, littéralement qu’il lui donne d’être un prophète. C’est le même verbe qui est employé dans le beau passage de la nouvelle alliance dans le même Livre de Jérémie, au chapitre 31, 33, et qui indique que Dieu nous donne/nous met sa loi dans le cœur, au-dedans de nous : et cela, vous en conviendrez, ne peut que nous changer.
Quelle meilleure manière d’exprimer la valeur et le prix de ce don de l’amour de Dieu, réalisé pour nous dans le Christ, que ce déplacement qui fait qu’en le recevant pleinement, nous sommes déjà autres que ce que nous étions : quelque chose nous est arrivé, Dieu est avec nous.
Jérémie peut alors aller prophétiser pour ou contre les nations parce qu’il n’est déjà plus ce qu’il était : il ne devient ni vaillant tout d’un coup, ni sûr de son succès, loin s’en faut, mais il est autre, regardé avec amour par Dieu et changé par ce regard. Accompagné par Dieu, libéré en promesse par Dieu de toutes les peurs qui pouvaient l’assaillir.
Et nous aujourd’hui, sachons reconnaître et vraiment recevoir ce don. Il ne fera pas de moi la personne idéale que j’ai formée dans mon esprit, il ne fera pas de nous des hommes ou des femmes meilleurs que les autres : il nous laissera nos fragilités, nos craintes, nos bégaiements et nos manques d’expériences. Rien ne changera et pourtant tout changera car, comme le dit Paul (II Co) : « ce qui était ancien est devenu nouveau. »
Amen