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Eglise protestante de Genève
© sspieh3 de Pixabay

Bénédiction

Genèse 48, 8 sq et Jacques 3, 8-12

« Avant de déclarer un homme heureux, attends qu’il ne soit plus » aimaient dire les Grecs de l’Antiquité.

Jacob a vécu très longtemps. Les années ont alourdi son regard. Alors que le patriarche se prépare à se coucher avec ses ancêtres, vient le moment solennel de la bénédiction à ses fils.

Les mots prononcés résument un testament spirituel :

Dieu devant les faces de qui mes pères Abraham et Isaac ont marché
Dieu qui est mon berger depuis ma naissance à ce jour
L’ange tutélaire qui m’a délivré de tout mal, bénisse ces enfants. 

Tel est le credo de Jacob, le concentré d’une vie de conviction. Ces mots ont énormément à nous apprendre.

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La première forme de la dimension religieuse est la foi d’héritage et rien n’est plus complexe qu’un héritage.

Du seul fait que nous naissions dans tel pays ou telle tradition religieuse, nous entrons dans quelque chose qui nous précède qui va nous accompagner tout au long de la vie. D’un enfant qui naît on dit qu’il vient au monde. C’est-à-dire qu’il entre dans quelque chose qui le devance et qu’il aura à endosser.  

Cet héritage ne se choisit pas, il choisit pour nous. Il est comme une matière première. Il rappelle qu’aucun d’entre nous n’a inventé ni la prière, ni la charité, ni l’espérance ni l’Écriture ni les mots qui vont avec. C’est un monde qui existait déjà et qui nous accueille. On doit l’assumer comme on doit assumer ce qui est donné et qu’on n’a pas inventé : notre incarnation, notre famille, notre langue, notre patrie…

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Mais pour devenir vraiment nôtre, la foi d’héritage doit être endossée. Il faut que la foi d’héritage devienne ma foi personnelle. Jacob est passé par là.  Il s’est confronté à l’héritage du Dieu des pères, c’est une explication possible de la fameuse lutte avec l’ange au gué du Yabbok.

Il a parfois transgressé les règles – Jacob connaît un déficit de droiture à plusieurs moments de sa vie, quand il triche pour voler le droit d’aînesse à son frère par exemple.  Mais il peut arriver qu’on franchisse la ligne rouge pour découvrir la liberté. La transgression peut faire partie d’un apprentissage – c’est même la méthode favorite des enfants vis-à-vis de leurs parents. Souvenez-vous du fils prodigue de la parabole. Saint Ambroise parlait de la felix culpa, la faute favorable, la faute qui nous apprend quelque chose et permet de progresser.

Tout cela, bon ou moins bon, fait partie de la conquête de la foi personnelle.  Jacob s’est approprié la tradition du Dieu des pères en y ajoutant son expérience personnelle, forcément nouvelle. C’est exactement de cette manière que l’Église se perpétue à travers le temps et l’histoire. Il nous revient une double mission, celle de maintenir le dépôt de la foi d’une part et de s’efforcer de le vivre d’autre part.

Concernant la deuxième exigence, relisons : « Dieu devant les faces de qui mes pères ont marché… ». Les faces de Dieu. En hébreu biblique, le mot face est toujours au pluriel. Il indique que l’expérience de Dieu revêt une multiplicité d’aspects. Donc l’expérience de Jacob, sa manière de recevoir et comprendre l’héritage ne sont pas celle d’Abraham, ni celle d’Isaac. C’est la sienne. Calvin remarque que ceux qui sont appelés par Dieu le sont « quelquefois d’une façon contraire au sens commun, par des circuits entortillés et même par des labyrinthes ».

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« Dieu est mon berger depuis ma naissance jusqu’à ce jour. »

C’est une image omniprésente dans la Bible, le berger des psaumes, le berger des paraboles, le berger de l’Épître aux Hébreux… La plus ancienne représentation du Christ dans les Catacombes, avant le motif de la croix, est un graffiti représentant un berger portant un agneau sur ses épaules. Sans doute convient-il de s’éloigner d’une certaine naïveté enfantine.

Peut-être vous souvenez-vous du roman de Jean Giono, le Grand Troupeau.  Il raconte la transhumance de plusieurs milliers de bêtes dans Alpes de Haute Provence. Elles forment une masse impressionnante, une véritable armée, qui fait trembler le sol au loin. Berger est le métier qui consiste à gouverner cette masse pour la diriger. On est bien loin de quelque chose de mièvre…

Ajoutez le reste : les loups (qui reviennent en Europe), la foudre, les chutes au bas des rochers, les crues soudaines, les bêtes qui se perdent, les épidémies…   Contre tout cela le berger doit lutter, parfois de haute lutte.

Que Dieu soit mon berger depuis ma naissance à ce jour n’empêche nullement les accidents, les chutes, les épreuves.

La vie de Jacob fut jalonnée de toutes ces péripéties. En toute circonstance il s’est senti gardé, veillé. Malgré les aléas, sa vie gardait un sens, une direction.

Notre avantage sur Jacob est de posséder le point fixe de l’Écriture. Elle est véritablement notre boussole, quel que soit l’endroit où on se trouve.

Méditée à l’aide du Saint Esprit, elle indique le chemin de la vie pas après pas.

Sait-on que de là vient le motif populaire de l’ange gardien ? Une ancienne légende raconte qu’au moment de la naissance d’un être humain, Dieu lui affecte un ange gardien, pour le guider et le délivrer des multiples maux susceptibles de l’accabler, tant dans le monde physique que social.

De quoi parle ce motif ? Il parle de la présence active et efficace de Dieu dans sa vie. L’image de l’ange gardien est une façon de reconnaître que le mal n’est pas le plus fort. Et de remercier parce que les forces ont été données de surmonter une épreuve. Il m’a délivré de tout mal. C’est à dire arraché aux forces négatives, sauvé de leur puissance. D’un bout à l’autre de la Bible, Dieu est présenté comme celui qui délivre du mal puisqu’il domine toutes les situations.

Ainsi on dira : Ce n’était pas mon heure ! Donc dans ce qui nous est arrivé (ou plutôt dans ce qui ne nous est pas arrivé) on peut voir la main protectrice de Dieu.

Pourquoi pas ?

Maintenant, attention ! Jacob parle à la première personne, en « je ».  Il parle pour lui, ça lui appartient. C’est à lui de décider du sens des épreuves qu’il a traversé. Il a le droit d’interpréter son existence comme il l’entend.

Mais il ne peut pas appliquer son interprétation aux autres. Il serait délirant d’affirmer qu’en principe toute épreuve a un sens et qu’elle débouche automatiquement sur quelque chose. On ne peut pas en faire l’instrument automatique de la Providence.  

Le malheur s’est abattu sur Job. Les amis de Job s’évertuent à lui faire valoir que l’infortune qu’il traverse finira par produire quelque chose. Job ne les croit pas. Il ne discerne aucune délivrance. Lui Job, au contraire de Jacob, ne voit que l’absurde. C’est aussi son droit et sa vérité.

Il me semble que dans les deux cas, le je dois être respecté. Celui qui dit « j’ai été délivré ! »  est dans le vrai tant qu’il reste dans ce je. Celui qui dit « pourquoi cela m’arrive-t-il à moi ? » est aussi dans le vrai tant qu’il reste dans ce je. En fait on ne peut pas trancher de manière objective.

C’est pourquoi peut-être ce problème si lancinant a pris la forme d’une prière, celle du Notre Père. Délivre-nous du mal. La prière confère une autre dimension. Elle est une façon de remettre à Dieu les contradictions lorsqu’elles deviennent trop lourdes à porter. Elle est une façon d’espérer aussi. Dans le monde à venir, nous serons délivrés de la puissance du mal. Elle est une façon d’entrer dans une attente positive : si les gouffres demeurent, avec l’aide du Père qui est la source de nos ressources, ils peuvent être franchis. 

Pour finir disons un mot de la bénédiction en tant que telle. En lisant ce chapitre de la Genèse, il est difficile de ne pas être touché par la force et la solennité qui se dégagent de cette scène de bénédiction.

Bénir est très particulier. Pour bien prendre la mesure, il faut commencer par prendre au sérieux la puissance des mots que nous utilisons dans le langage courant. Les mots sont les outils les plus importants de l’influence qu’une personne peut exercer sur une autre. Quand je parle, j’agis sur l’âme des autres, positivement ou négativement. Dans l’Église nous pratiquons depuis toujours la cure d’âme, entendez la guérison de l’âme par les mots. Ce dont un certain Dr Freud s’est souvenu…

Bénir c’est mettre, au nom de Dieu, les mots au service du bien. C’est agir de façon bienfaisante sur les autres. Comment ? En les aidant à prendre conscience de la présence de Dieu dans leur vie concrète.

A la fin de son Épître aux Galates, l’apôtre Paul termine par cette formule : « Que la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ soit avec votre esprit ! ». Cela ne signifie pas que désormais rien de mauvais ne peut arriver aux Galates, qu’ils sont protégés de façon magique, qu’ils ont une assurance tous risques. D’ailleurs leur Église a disparu.

Cela signifie que si le pire advenait, ils ne sont jamais séparés ou privés de la grâce de Dieu en Jésus-Christ. Et que c’est là une ressource que Dieu leur offre pour rebondir. Et qu’en toute hypothèse, ils ne seront pas abandonnés.

Dieu, qui nous bénit par sa Parole bienfaisante, nous a laissé le pouvoir de bénir à notre tour. C’est pourquoi bénissez, ne maudissez jamais…

Alors recevons pour nous la bénédiction prononcée par Jacob sur ses fils. Elle   assure à nos cœurs ce que l’Esprit rappelle aux hommes et aux femmes depuis des millénaires, à savoir que le berger n’abandonne jamais, malgré l’absurde et l’épaisseur de la nuit.

Amen